Dominic Desroches, Expressions éthiques de l’intériorité. Éthique et distance dans la pensée de Kierkegaard. Avec une préface d’André Clair. Québec, Presses de l’Université Laval, 2008; 384 pages. ISBN : 978-2763786254.

Compte-rendu de Martin Provencher, Collège de Rosemont, Montréal. Publié dans Symposium 14:2 (2010).

Si nous voulions comprendre pourquoi le thème de la réception a fini par s’imposer dans la philosophie continentale contemporaine, nous pourrions prendre comme point de départ les grandes catastrophes politiques du 20e siècle et montrer ensuite comment la méditation sur les nouveaux pouvoirs que la technologie procure à l’être humain a conduit des philosophes aussi différents que Heidegger, Jaspers, Adorno, Levinas, Arendt et Jonas à faire le deuil de l’ambition prométhéenne de transformer le monde au profit d’une attitude de recueillement et d’ouverture à l’autre. Dans cette histoire, le nom de Søren Kierkegaard devrait figurer en bonne place. Si on sait l’influence que le penseur danois a exercée sur les divers courants de l’existentialisme, on sait moins à quel point il est un penseur de l’éthique, du langage et de la réception de l’autre. On ignore encore trop souvent, en effet, le rôle majeur que cet auteur a joué dans le renversement de l’idéal de l’autonomie qui domine l’imposante production philosophique du 18e siècle et, en particulier, les travaux de l’idéalisme allemand, ainsi que dans l’établissement d’un nouvel idéal de réceptivité pour penser le sujet de l’éthique et la responsabilité de l’homme dans le monde. Il y a à cela de nombreuses raisons, dont la moindre n’est pas la difficulté d’accéder à l’œuvre. Le premier livre de Dominic Desroches pourrait bien avoir le mérite insigne de changer cette perception de manière définitive. Mais d’abord un mot sur l’auteur.

Dominic Desroches, qui présente ici sa thèse revue pour publication, a complété ses études doctorales à l’Université de Montréal. Cela explique sans doute en partie la maîtrise dont il fait preuve dans sa discussion des penseurs associés à l’idéalisme allemand, Kant, Fichte, Schelling et Hegel. Sensible aux langues, il avait auparavant effectué un séjour d’études en Allemagne. Après sa thèse soutenue en 2003, cet intérêt l’a conduit à Copenhague, au Danemark, où il a poursuivi des recherches sur l’éthique au Center for Etik og Ret dirigé par Peter Kemp, un interprète bien connu de Ricœur et Levinas.  Dominic Desroches a publié plusieurs articles sur des auteurs associés au romantisme (Hamann et Herder), tandis qu’il paraît montrer, depuis qu’il est devenu professeur au Collège Ahuntsic de Montréal, un intérêt grandissant pour les travaux de Peter Sloterdijk et Daniel Innerarity.

Privilégiant le thème central de l’éthique pour interpréter l’œuvre du plus grand penseur danois, Dominic Desroches soutient dans Expressions éthiques de l’intériorité que le concept de distance permet de rendre compte non seulement de toute la richesse, la complexité et la subtilité des analyses morales et éthico-religieuses de Kierkegaard, mais aussi de la cohérence exemplaire de sa pensée de l’existence. La distance—il n’est pas le premier à dire qu’elle est décisive pour le solitaire de Copenhague, mais le premier à le démontrer—joue le rôle de pivot entre la « première » et la « seconde » éthique chez Kierkegaard. La démonstration, claire et rigoureuse, comporte quatre étapes qui représentent autant de sections du livre.

L’auteur commence tout d’abord par s’enquérir des conditions ontologiques de l’éthique dans la philosophie kierkegaardienne et les trouve dans le choix de soi et la continuité dans le temps. Cela lui permet d’établir d’entrée de jeu que le registre de l’éthique est bien celui de l’existence individuelle dans la temporalité et non, comme dans l’idéalisme d’un Hegel par exemple, celui du savoir et de la logique. Kierkegaard est un penseur du singulier, du concret et non d’une prétention injustifiable à l’universel. Desroches montre que la « première éthique » de Kierkegaard ne se pense pas en dehors d’une réflexion herméneutique sur la temporalité. Voilà pourquoi il met l’accent sur l’analyse de la continuité. Le choix de soi implique une continuité, un effort éthique jamais terminé. Cette continuité éthique aura fort affaire avec la métaphysique mais aussi avec la psychologie, car le choix et la continuité demeurent des concepts que l’individu doit trouver au fond de lui-même et sans cesse réactualiser. Dans cette première partie, l’auteur s’appuie surtout sur les textes éthiques comme Ou bien… Ou bien et Les stades sur le chemin de la vie, sans renoncer, quand l’occasion se présente, à réinterpréter certains passages peu commentés des Papirer (journaux, notes de lecture et papiers non publiés par Kierkegaard).

Fort de ce développement sur le choix et la continuité, Desroches entreprend ensuite l’exploration des limites de cette première version de l’éthique dans la pensée de Kierkegaard à la lumière du problème inévitable que crée la distance inhérente au concept. Celle-ci menace en effet, à chaque fois, de déraciner l’exigence éthique du monde concret dont elle semble provenir en la réduisant à un idéal abstrait imposé par la raison. Comment penser l’éthique si le discours nous éloigne toujours de sa réalité ? Ici, l’auteur formule le problème à partir d’un passage du Post-Scriptum où Kierkegaard analyse l’autobiographie de Goethe, Dichtung und Wahrheit, pour y dénoncer cette mise à distance (par la poésie) de la réalité éthique. Une éthique réduite à la seule dimension de l’immanence est une éthique qui perd le sens de la distance. Elle court alors le risque de devenir « acosmique » ou de disparaître dans l’histoire mondiale, si on la projette sur un plan plus large—c’est la critique que formulera Hegel. Ce dernier, aux yeux d’un Kierkegaard allergique à l’Aufhebung, utilise la distance de l’histoire pour édulcorer le caractère existentiel des problèmes éthiques : rapportée à l’histoire universelle, la faute individuelle perd de sa force et devient un détail sur lequel la marche de la raison n’entend pas s’apitoyer.

Or Kierkegaard, en romantique, choisit de défendre le « je », non sans manquer toutefois de critiquer Fichte au passage parce que celui-ci absolutise la subjectivité. Cette radicalisation de l’éthique à la subjectivité fournit à Desroches l’occasion d’examiner un ensemble de questions connexes (le subjectivisme, le rapport à la norme, le fondement de l’éthique et l’intersubjectivité) et donne lieu à quelques-unes des passes d’armes les plus mémorables de cet essai. Il ressort, de ces sections, entre autres, que les insuffisances de la première éthique seraient dues à l’usage irréfléchi ou abusif du langage : par sa prétention à l’universalité, ce dernier ne peut rejoindre l’éthique. De là la nécessité de redonner une place positive à la distance dans l’éthique et, par conséquent, d’étudier les différentes expressions de la subjectivité à l’intérieur des limites du langage ou en conjonction avec celles-ci. Le privilège chrétien (luthérien) accordé par le théologien Kierkegaard à la souffrance et au silence parmi les expressions de la vie intérieure du sujet le conduit naturellement à repenser sa démarche à l’aune de la transcendance de la Parole de Dieu. Ainsi, nous découvrons qu’il est avant tout un penseur du langage. Dans les deux séries de livres croisés (textes pseudonymes et discours édifiants) publiés par des pseudonymes entre 1843-45 et les textes de maturité, le prolifique écrivain présente et réinterprète en situation les figures exceptionnelles que sont Abraham (dans Crainte et tremblement) et Job (dans Répétition) pour réhabiliter le silence derrière tout langage. Desroches a certainement raison de souligner, dans son commentaire de La dialectique de la communication, que l’interprétation de la distance est essentielle, voire décisive pour comprendre l’unité de la réflexion éthique kierkegaardienne. Dans les Œuvres de l’amour enfin, c’est la distance entre le « prochain » et Dieu qui est l’objet de l’analyse. C’est donc bel et bien une distance, en l’occurrence celle de l’homme à Dieu, qui, en fin de compte, permettra à Kierkegaard de refonder l’éthique devenue une seconde éthique—et de lui assigner comme idéal la tâche de la réception.

Il y aurait beaucoup à dire sur cet essai admirable dont la préface, signée par André Clair, situe clairement les enjeux. Nous nous contenterons de rappeler pour conclure que le passage de la première à la seconde éthique est moins un renversement que l’approfondissement d’un même mouvement dialectique, celui précisément du double sens de la distance. La distance est un concept qui, d’un côté, fragilise l’éthique mais qui, de l’autre, peut l’alimenter et lui permettre de se ressourcer dans un horizon éthico-religieux. Nous pouvons remercier l’auteur de l’avoir si bien démontré. En dépit de son programme, il est peut-être regrettable que Desroches n’ait pas jugé bon de poursuivre ce travail de reconstruction remarquable en interrogeant la place (ou l’absence de place) de la politique dans l’œuvre du penseur danois et qu’il n’ait pu en tirer les conclusions qui s’imposent pour la pertinence de cette conception de l’éthique dans la société pluraliste qui est la nôtre aujourd’hui. C’est peut-être ce que nous sommes en droit d’attendre de son nouvel intérêt pour les auteurs contemporains.