Vol. 29, N° 2 (Automne 2025)

Frontières de l’hospitalité
Éditeurs invités : Landry N’nang Ekomie et Jacob Rogozinski

JACOB ROGOZINSKI, Who Welcomes Whom? About Derrida’s Unconditional Hospitality

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Dans ce texte, je critique d’abord la conception d’une hospitalité éthique « inconditionnée » avancée par Derrida. Elle pose problème parce qu’en exigeant d’accueillir la venue de l’arrivant comme un événement messianique, et en culpabilisant celui qui l’accueille, Derrida opère une simple inversion de la position xénophobe. Contrairement à ce qu’il déclare, l’être-ici et l’être-chez-soi peuvent être compris comme la condition de possibilité d’un accueil hospitalier. La conception derridienne de l’hospitalité aboutit ainsi à une aporie, une antinomie insurmontable. C’est pourquoi je propose de revenir à Kant, à sa conception politique de l’hospitalité qui, en permettant de surmonter l’hostilité réciproque entre les peuples, rendrait possible une « société cosmopolitique » pacifiée.

DÉLIA POPA, L’autre en moi. Des frontières aux lacunes (qui ne sont pas les mêmes)

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Cet article interroge l’imaginaire philosophique et politique qui tend à situer l’altérité d’autrui de l’autre côté d’une frontière, visible ou invisible, réelle ou imaginée. Pour soutenir l’hypothèse d’un autre qui n’est pas à apercevoir dans le vague horizon d’un « au-delà », les concepts husserliens d’association, d’appariement et de transposition imaginaires sont mobilisés en un premier temps, afin de mettre en avant une troublante proximité d’autrui. Ce cadre d’analyse est ensuite approfondi en faisant appel à des réflexions psychanalytiques sur le statut des fantasmes inconscients dans leur rapport à l’histoire. L’article se termine en dégageant un espace liminaire fait de lacunes, qui nous permet de nous rencontrer et de faire sens de nos rencontres.

LANDRY N’NANG EKOMIE, La frontière comme plissement de la chair. Hospitalité et communauté charnelle

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Depuis les Traités de Westphalie en 1648, l’institution frontalière semble s’être développée autour d’une vision objectiviste de l’écoumène. Le socle commun de l’interaction humaine a ainsi perdu de sa complexité. Les identités se sont construites autour d’une illusion de substantialité en dehors de la possibilité du continuum ontologique. Elles sont devenues inhospitalières. En offrant la possibilité de penser l’interaction humaine à partir d’une intersubjectivité a priori, non monadique, l’ontologie de Maurice Merleau-Ponty ouvre la possibilité d’une conception plus hospitalière de la frontière où ego et alter ego se donnent comme doublures, chacun prolongeant l’autre. L’autre là-bas, de l’autre côté étant chair de ma chair. L’expérience de l’hospitalité devient alors l’épreuve du caractère originaire de la communauté humaine.

THOMAS SABOURIN, Le transfrontalier comme catégorie phénoménologique

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L’article vise à définir la frontière comme reconnaissance d’autrui, non par la suppression des frontières, mais par la mise en œuvre d’un régime spécifique de l’intersubjectivité. Après avoir proposé une définition en termes de puissance, c’est comme exercice du pouvoir que la définition est établie dans une critique du « principe de charité » (Quine, Davidson). Cette définition mobilise le paradoxe phénoménologique de la transcendance (Lavigne). La frontière est alors conçue par analogie avec l’intentionnalité. C’est une conception de la vie comme pouvoir subjectif (Henry) qui permettra de dépasser le paradoxe et de proposer une définition de la frontière.

DOROTHÉE LEGRAND, Jacques Derrida, de la cruauté à l’hospitalité

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Nous interrogerons ici une frontière : la cruauté, que Jacques Derrida lie au pouvoir et à la souveraineté de l’ipséité caractérisée par un rapport à soi tautologique – excluant l’altérité. Cette cruauté est structurelle et ne peut ainsi être évitée par quelque ajustement contingent : elle ne cesse de se matérialiser dans des circonstances historiques renouvelées. Alors, que pouvons-nous penser, faire, vivre, souffrir? Derrida adresse cette question à la psychanalyse et affirme une hospitalité inconditionnelle – donnée au-delà de l’autosuffisance, et donc au-delà de la cruauté. Une telle hospitalité n’est pas devoir moral mais nécessité structurelle.

RICHARD KEARNEY, Back to Earth: Reflections on Ecological Hospitality

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Un changement de paradigme s’impose si nous voulons considérer la terre comme un hôte qui nourrit plutôt que comme une marchandise à consommer. Pour qu’un véritable changement se produise, nous devons entendre le cri de la terre et adopter une hospitalité écologique radicale à l’égard de tous les êtres vivants. Car, au fond, nous sommes à la fois des hôtes et des invités de la terre, des récepteurs et des émetteurs incarnés. Un tel changement nous obligerait à passer de l’Anthropocène de la domination humaine implacable – qui nous a conduits au bord de la catastrophe climatique – à un Symbiocène de l’interdépendance profonde entre les humains et les non-humains.

 

ARTICLES VARIÉS

JOE LARIOS, Levinas’s Pronouns: A Note on Gendered Language and Thematization

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Dans cet article, je soutiens que certaines des caractéristiques uniques de la philosophie d’Emmanuel Levinas sont utiles pour fournir des ressources permettant de considérer l’utilisation généralisée du singulier « they » en langue anglaise, avec quelques réserves. En particulier, l’accent mis par Levinas sur la singularité d’Autrui et les thématisations nécessaires pour prendre des décisions politiques peuvent être transposées à la première et à la deuxième personne, d’une part, et à la troisième personne, d’autre part. La possibilité d’utiliser un pronom neutre à la troisième personne apparaît comme un moyen de réduire les thématisations inutiles d’Autrui, au moins en anglais.

PIERRE-ALEXANDRE FRADET, Comment préparer le futur de la philosophie québécoise? Réflexions sur Le désir du réel et sur un livre en chantier

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Publié en 2022, mon livre intitulé Le désir du réel dans la philosophie québécoise s’était efforcé de révéler l’existence de foyers de convergence et de foyers de divergence entre les réalistes spéculatifs et cinq réalistes québécois : Charles De Koninck, Thomas De Koninck, Jacques Lavigne, Charles Taylor et Jean Grondin. Tout en faisant écho à certaines idées contenues dans cet ouvrage, le présent texte s’emploie à clarifier, d’une part, quelques-unes des aspirations que je porte en moi depuis sa parution et, d’autre part, à faire état de projets théoriques auxquels je travaille en ce moment, dans le prolongement du Désir du réel. Alors que mes aspirations concernent l’attention que l’on réserve à la philosophie québécoise, mes projets théoriques portent sur la pertinence d’employer la notion wittgensteinienne d’« airs de famille » au moment de caractériser cette philosophie, ainsi que sur deux de ses traits constitutifs : l’éclectisme et la dimension vécue.

APRIL N. FLAKNE, Private Language, Shared Sensation

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The Affection In Between soutient que le concept aristotélicien de sunaisthesis, ou perception commune, remis au goût du jour par les théories contemporaines de l’intercorporéité et de l’affect, devrait jouer un rôle plus important dans la philosophie éthique et politique. Mais le fait que ce concept ait été négligé au cours de l’histoire ne l’a pas laissé intact. Quel effet sa marginalisation de longue date et sa relégation à la sphère privée ou intime ont-elles eu sur les pratiques sunaisthésiques, et quel impact cela aurait-il sur une éventuelle renaissance? Cet article explore les opportunités et les dangers d’un déploiement contemporain de la sunaisthesis en s’appuyant sur l’œuvre d’Ingeborg Bachmann. Tout d’abord, je relie « l’impulsion morale avant toute moralité » de Bachmann à la sunaisthesis en tant qu’activité de création de sens aux limites du langage. Ensuite, j’interprète sa théorie littéraire comme une tentative de franchir ces limites et de réveiller l’expérience sunaisthésique. Enfin, une lecture attentive d’un passage clé de Malina illustre les dangers de restreindre l’affect sunaisthésique à l’intérieur des frontières strictement contrôlées de l’intimité.