Vol. 28, N° 2 (Automne 2024)

QUI VIENT APRÈS LE SUJET?
LA RÉÉVALUATION DE LA SUBJECTIVITÉ DANS LA PHILOSOPHIE CONTINENTALE CONTEMPORAINE
Deuxième partie
Éditrice et éditeurs invité·e·s : Lisa Kampen, Lucas Gronouwe et Luca Tripaldelli

PETER HALLWARD, Enter the Actor

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Le concept du sujet est fondamentalement équivoque, et ses connotations politiques restent ambiguës. Je propose de mettre plutôt en avant la catégorie de l’acteur, en jouant sur les deux sens principaux du mot – l’action au théâtre, et l’action en générale. Le registre théâtral nous aide à rappeler la différence entre être et faire, ou entre un comédien et un rôle; il sert également à mettre en avant la qualité délibérée, entraînée, préparée et située de toute performance. Plus important encore, l’acteur compris comme capable d’agir aide à souligner des aspects de l’action que les philosophes de la génération de Jean-Luc Nancy avaient tendance à minimiser ou à condamner, notamment ceux de l’intention, de la motivation, et de la volonté. Si nous voulons réellement affronter les énormes problèmes auxquels le monde est confronté, nous avons besoin d’une théorie adéquate de l’action collective et donc de l’objectif ou du but collectif. Rousseau et Marx aident à encadrer certains des éléments d’une telle théorie, tandis que Luxemburg, Sartre et Fanon, parmi beaucoup d’autres, aident à clarifier certaines de ses dimensions contemporaines.

ANNABELLE DUFOURCQ, Réinstitution du concept de sujet dans une approche phénoménologique zoocentrique. Sujets imaginaires et réalisme écologique

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Pouvons-nous sortir de la bulle anthropocentrique qui maintient de nombreuses cultures humaines contemporaines dans un état d’aveuglement et de déni et les condamne largement à l’inefficacité ? Les philosophies postmodernes sont certainement des alliées précieuses à cet égard, car elles déconstruisent les schémas de pensée sclérosés, mais leur suspicion à l’endroit des sujets peut devenir un obstacle significatif au développement de nouvelles perspectives et agentivités écologiques. Cet article explore une voie alternative, en adoptant une approche phénoménologique renouvelée qui part de la subjectivité animale et étudie les liens entre les sujets animaux non-humains et les sujets animaux humains. La question centrale : comment l’intégration de sujets animaux non-humains dans notre perspective modifie-t-elle notre relation au monde ? À partir d’une réflexion sur les travaux de Merleau-Ponty, Deleuze, Derrida et Haraway, j’étudie les structures d’une phénoménologie de l’intersubjectivité homme-animal et je développe le concept de sujets imaginaires : les sujets ne doivent pas être essentialisés, ce sont des êtres émergents, fragiles et énactifs.

RUBEN HORDIJK, After Man, the Child? Nietzsche, Wynter, Fanon, and Overcoming the Spirit of Revenge

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Nietzsche utilise l’Enfant comme une figure future de l’affirmation au-delà de l’humain, qui surmonte l’« esprit de vengeance » et le poids du passé. Alors que Nietzsche rêve de l’Enfant, le colonialisme/la colonialité cible spécifiquement les enfants pour rompre les communautés et imposer un avenir civilisationnel-colonial. Dans cet article, je lis la question de Nietzsche sur l’humain/Surrhomme à travers les termes sociogéniques de Wynter sur l’Homme/l’humain. Ensuite, je me tourne vers la sociogénie de l’enfance de Fanon et sa transformation pendant la Révolution algérienne. En recontextualisant les questions de Nietzsche à la lumière de la violence contre les enfants sous le colonialisme/la colonialité, Fanon offre une réponse différente: surmonter l’esprit de vengeance et créer de nouvelles valeurs se réalisent à travers l’engagement partagé et la praxis de la décolonisation. Les enfants participent à et sont témoins de cette transformation au-delà des figures de l’Homme et de l’Enfant.

SIMON GUSMAN, Biographical Illusions: Sartre and Bourdieu against Narrative Identity

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Cet article explore les idées sur l’identité narrative de deux philosophes français éminents, Jean-Paul Sartre et Pierre Bourdieu. Tous deux ont décrit indépendamment ce qu’ils appelaient « l’illusion biographique », l’idée que les événements de la vie ne sont pas structurés de la même manière qu’ils sont présentés dans des récits tels que les biographies. Sartre et Bourdieu s’opposent tous deux à une conception courante de l’identité narrative. Cependant, il est intéressant de noter que Bourdieu présente sa notion en partie comme une critique des idées de Sartre sur l’identité. En examinant leurs similitudes et différences, un éclairage est apporté sur le débat concernant la critique de la notion classique de subjectivité dans la pensée contemporaine.

 

ARTICLES VARIÉS

JIM VERNON ET KRIS SEALEY, Philosophy Shaped by the Autobiographical: An Interview with Kris Sealey

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Kris Sealey a obtenu son doctorat de l’Université de Memphis et est maintenant professeure de philosophie à l’Université de Pennsylvania State. Son travail couvre une variété de domaines allant de la phénoménologie existentielle à la philosophie de la race, en passant par la philosophie caribéenne et la philosophie décoloniale. Dans cet entretien, mené par courrier électronique sur plusieurs mois, nous suivons le parcours intellectuel de Sealey, en nous concentrant sur son premier livre, Moments of Disruption: Levinas, Sartre, and the Question of Transcendence, et son récent Creolizing The Nation, qui a reçu le prix Nicolás Cristóbal Guillén Batista de l’Association philosophique des Caraïbes. Chemin faisant, nous discutons de son passage de la biologie et des mathématiques à la philosophie continentale, de la relation entre la philosophie et la biographie personnelle, de la nature et des promesses d’une approche créolisante de la recherche philosophique, et de la nécessité pour la philosophie de rester expansive, diversifiée, et inclusive.

IAN H. ANGUS, Ontology of Living Labour and the Transcendental-Phenomenological Reduction

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Depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours, la philosophie s’est battue contre la domination de la forme reçue sur l’expérience en cours et a proposé un retour au concret pour s’allier à la libération sociale et intellectuelle. Mon dernier livre, Les Fondements du marxisme phénoménologique, identifie trois phases historiques de cette tâche. La première, associée à Karl Marx, prend l’économie politique pour objet et projette la libération du travail. La seconde, associée à Edmund Husserl, prend pour objet la physique mathématique et projette la libération de la philosophie et des sciences humaines de l’objectivisme. La troisième prend l’écologie comme objet et projette son rôle central dans la réhabilitation de la nature vécue depuis sa réduction objectiviste à une ressource – dont la dernière phase critique consiste en la guerre contemporaine entre la technologie planétaire et l’indigénéité territoriale.

BETTINA BERGO, Anxiety as Theme of an Alternative History of Philosophy: A Glimpse into the Monograph, Anxiety: A Philosophical History

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Cet article propose un aperçu de mon ouvrage de 2020, Anxiety: A Philosophical History. J’examine la pensée des théoriciens qui y sont étudiés et montre comment la signification de l’anxiété évolue, depuis celle d’un état essentiellement nocif (Kant) à celle de la naissance imminente de la nature ou d’un Dieu-Tout (Schelling), en passant par un rôle d’auxiliaire au travail de la raison (Hegel). Je m’attarde par la suite sur le tournant existentialiste d’un Kierkegaard qui présente l’anxiété comme un état instable précédant la liberté et, sur fond de sa pensée et de celle de Nietzsche, je retire une dialectique singulière, affective. Le XXe siècle s’ouvre sur le volet génétique de la phénoménologie de Husserl, sur son intérêt pour les affektive Kräfte à l’œuvre dans la mémoire, à la suite de quoi je discute des Stimmungen de Heidegger puis des perplexités freudiennes quant aux multiples sens de l’Angst. J’aborde finalement la pensée de Levinas en clôture de mon livre, lui qui interroge l’intersubjectivité des affects et ses implications pour notre expérience de la responsabilité relationnelle.

LORENZO C. SIMPSON, Towards a Negative Hermeneutics: The Hermeneutics/Critical Theory Debate in a New Register

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La relation entre l’herméneutique et la théorie critique est souvent comprise en termes d’opposition que fait Paul Ricœur entre une herméneutique de la récupération du sens et une herméneutique de la suspicion. Je propose de combler cet écart entre récupération et suspicion en exploitant l’idée selon laquelle la légitimité d’une société est fonction de l’adéquation de sa compréhension de soi et en suggérant qu’un moyen fondamental par lequel le pouvoir social illégitime opère est à travers la promulgation stratégique et la surveillance des ressources sémantiques disponibles aux individus pour leur propre compréhension de soi et leur agentivité. Je soutiens qu’une démocratie herméneutique, qui promeut la participation aux pratiques interprétatives générant des significations sociales collectivement contraignantes et habilitantes, est un antidote à ces restrictions illégitimes sur l’agentivité des individus et des groupes sociaux.

RYAN S. BINGHAM, Derrida, Différance, and a Materialism without Substance

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Vers la fin de Spectres de Marx (1993), Jacques Derrida fait un appel subtil à un « matérialisme sans substance : un matérialisme de la khôra pour un “messianisme” désespérant ». J’examine ici le rôle à peine soupçonné de ce matérialisme dans l’émergence de la première notion derridienne de différance. Je commence par esquisser et expliquer pour la première fois l’interprétation derridienne inédite de la khōra de 1961. Ensuite, je poursuis sa convergence implicite avec l’engagement derridien avec l’eschatologie messianique en 1962–64, suivi de la répétition de cette configuration en 1964–66, afin de faire ressortir l’importance de la khōra et du messianique dans l’articulation émergente de la différance. Remarquablement, au moment où Derrida a développé les premiers gestes majeurs de déconstruction, cette configuration était vor lui—à la fois devant et avant—telle qu’une déconstruction responsable des conditions de sa propre inscription devrait venir articuler ce matérialisme.