Carola Dietze, Helmuth Plessner (1892-1985). Une biographie intellectuelle. Trad. Anne-Sophie Anglaret et Florian Targa. Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2022; 551 pages. ISBN : 978-2-7351-2752-8.
Compte-rendu de Jean-Christophe Anderson, Université Laval/École Normale Supérieure de Paris
Cette biographie intellectuelle de Helmuth Plessner (1892-1985), rédigée en allemand par Carola Dietze et désormais traduite en français (grâce à l’initiative de Gérard Raulet) par Anne-Sophie Anglaret et Florian Targa, surgit comme une « heureuse surprise » dans le champ des études plessnériennes. Elle fait irruption comme une surprise, d’abord, car dans le contexte d’une traduction encore très fragmentaire et légèrement désordonnée des textes de l’anthropologie philosophique allemande, peu de choses laissaient présager la publication de la biographie d’un auteur dont les œuvres demeurent assez peu connues du public francophone. On aurait sans doute pu imaginer (et on peut toujours le souhaiter) que la traduction des Degrés de l’organique et l’Homme, en 2017, marquerait le début d’une nouvelle phase de traduction pour les œuvres et les essais de Plessner qui attendent toujours d’être révélés à ce public ; on songe par exemple à l’important texte de 1931, Macht und menschliche Natur, dans lequel Plessner clarifie le statut historique de son entreprise anthropologique et approfondit par la même occasion sa critique de l’analytique existentiale produite par Heidegger. La traduction de l’impressionnante biographie rédigée par Carola Dietze s’inscrit à coup sûr dans ce mouvement – où on ne l’attendait cependant pas aussi tôt.
Si l’on s’empresse néanmoins de préciser qu’il s’agit en l’espèce d’une heureuse surprise, c’est qu’en dépit de son caractère quelque peu inattendu, cette parution vient occuper une place particulière à côté des textes de Plessner, à partir de laquelle elle pourra certainement contribuer à la réception de ces écrits toujours en quête de balises interprétatives. Le livre de Carola Dietze, dans la mesure où il offre une vue synoptique sur la vie mouvementée de Plessner et sur les fluctuations récurrentes dans ses entreprises intellectuelles, aide en effet à dégager certaines lignes directrices au sein de cet ensemble diffus. Dès les premières années de travail de Plessner, les signes précurseurs d’un parcours au tracé irrégulier étaient à vrai dire nombreux. On pense ici avant tout à ses études divisées entre la médecine, la zoologie et la philosophie (Plessner faisant preuve d’un appétit particulier, dans ce dernier domaine, pour l’épistémologie et la philosophie sociale). Resitués sur la trame de fond d’un destin personnel fortement perturbé par les contingences historiques, les « glissements caractéristiques » (p. 131) de l’anthropologie philosophique plessnérienne acquièrent cependant une intelligibilité nouvelle. Si l’être humain occupe toujours le centre d’un mouvement de pensée qui entrecroise l’épistémologie, la biologie, l’histoire ou la sociologie, cette pensée débordante se révèle maintenant comme le produit d’une vie humaine elle-même déterminée par le mouvement et par la précarité de l’exil. Sans réduire l’intellectuel au biographique, Carola Dietze se montre tout à fait convaincante lorsqu’elle soutient l’existence d’un lien intime entre la « philosophie anthropologique [de Plessner] et l’expérience fondamentale de la réalité, protéiforme, ouverte et contradictoire » (p. 476).
Les idées trouvent donc une place de choix dans cette « biographie intellectuelle », qui rappelle au passage les nombreux points d’intersection entre la trajectoire individuelle de Plessner et la trajectoire philosophique de l’Allemagne au 20e siècle. Le fondateur de l’anthropologie philosophique (aux côtés de Max Scheler, son collègue à l’Université de Cologne) fut aussi l’étudiant de Driesch, de Windelband, de Lask et de Husserl, le collaborateur de Misch, de Hartmann, de Heidegger et de Binswanger, l’invité de Max Weber, et plus tard de Horkheimer et Adorno, etc. Carola Dietze fait le choix, dans son ouvrage, d’insérer cet itinéraire intellectuel à l’intérieur d’un itinéraire biographique plus vaste. C’est ce qui distingue son travail, comme elle le souligne d’entrée de jeu (p. 5), de cette autre biographie intellectuelle écrite par Kersten Schüßler, qui avait plutôt décidé d’organiser son récit à partir de la pensée de Plessner. Sans prendre parti en faveur d’une approche ou de l’autre, on ne peut passer sous silence la plus grande ampleur du travail historique de Carola Dietze. La biographie qui nous parvient est un travail d’historien remarquablement fouillé, qui met à contribution quantité de sources inédites conservées dans le fonds Plessner de la bibliothèque universitaire de Groningen (textes de la main de Plessner, correspondance, etc.), auxquelles s’ajoutent des entretiens menés avec la femme de Plessner, Monika Plessner, de même qu’avec certains de ses anciens étudiants. Carola Dietze arrive ainsi à peindre une série de tableaux riches en détails personnels, et rend accessible un auteur qui, le plus souvent, n’apparaît dans ses textes que de façon voilée. Ces tableaux ont été récompensés, en 2006, par le prix Hedwig Hintze de l’Association des historiens allemands.
L’ouvrage appartient donc au champ de la recherche en histoire, et si les idées de Plessner se voient insérées dans la trame plus générale de sa vie, cette vie se voit à son tour replacée dans une séquence historique qui la dépasse largement. La « biographie intellectuelle » est simultanément une « biographie historique », qui utilise la vie de Plessner « comme un point d’encontre privilégié – presque comme une sonde –, notamment pour l’étude de questions historiques de toutes sortes » (p.11-12). Ces questions évoquées par Dietze se rapportent toutes à une expérience centrale, que l’auteure examine patiemment : celle de l’émigration et de la « remigration » d’un intellectuel allemand condamné à l’exil par les lois du Troisième Reich. Considéré par ces lois comme « non-aryen » ou comme « demi-juif », Plessner fut en effet forcé, en 1934, de prendre la route de Groningue – après un séjour infructueux à Istanbul. Il choisit tout de même, en 1951, de réintégrer la République fédérale d’Allemagne et son milieu académique en reconstruction. Un mouvement d’aller et de retour qui, du point de vue de l’historienne, se laisse interroger sous plusieurs angles : celui des défis personnels, intellectuels et relationnels associés à l’émigration scientifique aux Pays-Bas durant les années 1930, celui des motifs et des stratégies ayant favorisé un retour dans un pays qui s’était pourtant montré si hostile, celui, enfin, du degré de réintégration de Plessner dans l’Allemagne de l’Ouest, au terme d’un si long exil.
La biographie décompose la trajectoire de Plessner en quatre grandes sections, que le lecteur découvrira lui-même dans toute leur richesse. Le premier chapitre, qui couvre la vie de Plessner depuis sa naissance, à Wiesbaden, en 1892, jusqu’à l’expérience de « l’arrachement forcé » (p. 87) en 1933, sert moins directement la visée historique de l’ouvrage. Il offre cela dit un portrait très instructif des sources et des influences théoriques de Plessner avant et durant la période la plus productive de sa vie sur le plan philosophique, et constitue à ce titre un complément très intéressant aux écrits autobiographiques de l’auteur. Les relations personnelles et intellectuelles de Plessner (à commencer par la relation avec Max Scheler, assombrie comme on sait par des accusations de plagiat) retiennent aussi l’attention dans la mesure où elles nous offrent un aperçu des dynamiques qui prévalaient au sein de l’université durant la république de Weimar. Longtemps demeurés infructueux, les efforts déployés par le jeune Plessner pour se tailler une place dans ce milieu semblaient enfin porter fruit, au début des années 1930, alors que la commission de nomination de la faculté de philosophie de Cologne voyait en lui l’« unique candidat à la succession de Max Scheler » (p. 72). La prise du pouvoir par le parti national-socialiste brisa toutefois abruptement les espoirs professionnels du jeune Privatdozen, qui, jeté dans l’incertitude, dut se résoudre à prendre la route des Pays-Bas.
Les trois autres chapitres de l’ouvrage, respectivement consacrés à « la période de l’exil néerlandais », à « la décision de revenir en Allemagne », et à « l’expérience de remigrant dans la République fédérale » servent plus directement le projet scientifique de Dietze. Ils en développent les « thèmes principaux » (p.3). À la faveur d’un léger décollement par rapport à la vie individuelle de Plessner, l’auteure scrute la nature, les modalités et les visées des contacts entretenus par le philosophe après 1933, tant dans son pays d’origine que dans son pays d’accueil. Dans le second chapitre, les premières années de Plessner à l’Université de Groningue, d’abord en tant que collaborateur à l’institut de physiologie de son ami Buytendijk, ensuite à titre de chargé de cours et de professeur associé, produisent l’image d’une acclimatation plutôt difficile. Plessner eut un premier temps un mal évident à s’habituer à cette nouvelle « vie provinciale » (p. 83), qu’il envisagea d’ailleurs momentanément de quitter en sollicitant de l’aide à l’étranger, notamment au Canada. Le début des années 1940 témoigne néanmoins d’une adaptation indéniable, l’université de Groningue ayant même accepté de créer un Institut de sociologie sur mesure afin de retenir les services de Plessner, et ce, à une époque où la discipline n’était que très peu enseignée au pays. L’enracinement graduel préparait cependant l’expérience d’un déracinement encore plus violent : avec le durcissement du régime d’occupation allemande, Plessner se vit à nouveau forcé de quitter ses fonctions universitaires en 1943, pour amorcer une existence semi-officielle dans la clandestinité. Il fit son arrivée à Amsterdam en 1945, lit-on, « probablement enveloppé dans un tapis ou autre chose de semblable » (p.196).
Le troisième chapitre de l’ouvrage, consacré à la période de l’après-guerre (1945-1951), décrit l’« entre-deux » (p.199) dans lequel Plessner dut tâcher de s’orienter après la libération des Pays-Bas. N’ayant jamais pleinement rompu avec son pays d’origine, mais s’étant malgré tout accoutumé aux exigences de la vie néerlandaise, le sociologue reconverti exprime dans sa correspondance une impression d’écartèlement. Carola Dietze expose ainsi finement les conflits intérieurs de Plessner, qui était à la fois soucieux de se montrer reconnaissant envers sa terre d’accueil, et pressé de retrouver la vie intellectuelle allemande sur laquelle il pouvait maintenant espérer laisser son empreinte (des chaires lui étaient en effet proposées un peu partout en Allemagne). La perspective plus large adoptée par l’historienne permet en même temps de démontrer que la question de la remigration pouvait à l’époque être déterminée par des facteurs échappant au contrôle des intellectuels ayant émigré. Le destin de Plessner, dont la nomination à une chaire de sociologie avait été recommandée en 1949 par l’université de Hambourg avant d’être bloquée pour des raisons politiques par le département de l’Enseignement supérieur, est ici mobilisé pour nuancer l’idée voulant que le monde politique se soit particulièrement engagé dans le rappel des intellectuels en exil (p. 277). Ce n’est en fin de compte qu’en 1951 que Plessner fit son retour Allemagne, grâce à une nomination à la nouvelle chaire de sociologie de l’université Georgia-Augusta de Göttingen.
Le « rattrapage personnel et professionnel » est le thème du quatrième et dernier chapitre, qui dépeint l’accession tardive de Plessner à la vie universitaire qu’il poursuivait depuis près de trois décennies. Carola Dietze puise notamment dans les récits de ses anciens étudiants pour peindre l’image d’un professeur apprécié et estimé, dont les réflexions trouvaient une résonnance particulière chez les étudiants ayant eux aussi eu l’impression d’avoir été privés de leur vie par la guerre. L’historienne se concentre cependant sur la modalité des interactions de Plessner avec ceux de ses collègues ayant à divers degrés accepté l’instauration du régime national-socialiste. La discrétion constamment maintenue par le nouveau professeur permet de recalibrer certaines thèses établies au sein de la littérature sur la remigration. Le lecteur qui redécouvre aujourd’hui le courant de l’anthropologie philosophique allemande retiendra malgré tout les avis tranchants formulés par Plessner à l’encontre d’une éventuelle nomination d’Arnold Gehlen, qu’il jugeait périlleux de réhabiliter à l’aune des « tendances antisémites et fascistes » résurgentes dans le milieu académique allemand vers la fin des années 1950 (p. 405 et suivantes). Dans cette reconstruction de l’université allemande, l’élection de Plessner au poste de doyen de la faculté de droit et des sciences de l’État, puis son accession au poste de président de l’université de Göttingen, confirment le succès de son processus d’intégration. Les dernières pages du livre nous renseignent néanmoins au sujet des tourments scientifiques récurrents du philosophe, incapable de chasser des « sentiments d’inutilité et de frustration » (p. 434) vis-à-vis une influence qu’il jugeait insatisfaisante sur la science de son temps. S’il est vrai que le grand ouvrage d’anthropologie philosophique que Plessner avait projeté d’écrire immédiatement après la guerre ne vit en fin de compte jamais le jour, on soulignera tout de même la contribution régulière du philosophe à la discussion publique, jusqu’à son décès en 1985.
Le titre allemand traduit par « Deuxième chance » (« Nachgeholtes Leben », qui signifie littéralement « vie rattrapée ») n’est donc pas dépourvu d’ambiguïté. Bien que d’un point de vue de biographique, la « deuxième vie » du remigrant Plessner lui permit de retrouver au moins en partie la vie qu’il n’avait jamais pu avoir, il demeure pourtant clair que sur le plan des idées, l’auteur n’a jamais pu effacer l’impression d’avoir été injustement dérobé des années qui auraient dû lui servir à déployer l’anthropologie philosophique par laquelle il espérait accomplir la « recréation de la philosophie ». Ainsi les mots de son ami Herbert Schöffler, selon lesquels un retour en Allemagne en 1951 devait permettre à Plessner « d’amorcer enfin [sa] destinée » (p. 218, nous soulignons), devaient déjà trahir, aux yeux du principal intéressé, l’impossibilité de retrouver le temps rongé par l’exil. Avec le recul, l’expression « deuxième chance » conserve pourtant sa pertinence, pourvu que l’on songe en même temps à la réception particulière, et pour ainsi dire en décalage, de la philosophie plessnérienne. Car le brillant ouvrage de Carola Dietze représente aussi cela : une nouvelle chance, pour une pensée dont on commence seulement à saisir toutes les implications, d’être lue et discutée, comme l’a toujours souhaité Plessner.
Travaux supplémentaires cités :
1. Plessner, Helmuth (2017), Les degrés de l’organique et l’Homme. Introduction à l’anthropologie philosophique, trad. par Pierre Osmo. (Paris : Gallimard).
2. Plessner, Helmuth (2003), Macht und menschliche Natur. (Frankfurt am Main : Suhrkamp).
3. Schüßler, Kersten (2000), Helmuth Plessner : eine intellektuelle Biographie (Berlin : Philo Verlagsgesellschaft).