Éliane Escoubas, L’invention de l’art. Bruxelles, La Part de l’Œil, 2019 ; 357 p. ISBN : 9782930174518.

Compte-rendu de Mathilde Bois, Bergische Universität Wuppertal

L’invention de l’art réunit vingt et un articles d’Éliane Escoubas publiés entre 1989 et 2010. Si les articles prennent systématiquement pour point de départ les travaux de philosophes de la tradition de l’esthétique, par leur rassemblement se détache une approche propre à l’auteure du phénomène de l’art, comme le souligne Danielle Lories dans la très belle préface de l’ouvrage. Évitant le risque d’un éparpillement en différentes analyses partielles, les trois parties du recueil sont ainsi unies par la thèse – réitérée sans craindre la répétition – que l’art est par essence phénoménologique en ce qu’il permet de remonter au sentir (aisthêsis) avant sa fixation par l’intentionnalité objectivante. La première partie retrace la naissance de l’esthétique moderne chez Kant, Schelling, Schiller, Goethe, Hölderlin (tel que lu par Benjamin) jusqu’à Fiedler. Les thèmes préparés dans la première partie sont déployés dans la seconde partie, où les textes de Merleau-Ponty, Heidegger, Maldiney et Jonas sont mis en dialogue autour des questions de la chair, du rythme et de l’abstraction. La phénoménologie de l’art, comme esthétique du sentir, s’y révèle le lieu d’accomplissement des aspirations de la philosophie de l’art romantique. La troisième partie est l’occasion à la fois de montrer les prolongements des différentes analyses de la partie précédente chez des auteurs n’appartenant pas à la tradition phénoménologique classique (que ce soit Walter Biemel, Gérard Granel, Dominique Janicaud ou Max Loreau) et d’examiner la validité des critiques que Derrida, Levinas ou Blanchot ont pu adresser à cette tradition. Il s’agira ici pour nous de restituer le cheminement que suit la pensée d’Escoubas à travers l’étude de ces différents auteurs, en insistant sur ce qui nous semble constituer le cœur de la pensée de l’art qu’elle met en œuvre, et sa place dans le champ de la phénoménologie de l’art.

La première partie met en place le cadre général de l’ouvrage, en introduisant trois idées qui seront développées tout au long du recueil : celle de l’abstraction, du symbole et du rapport entre art et science. Dans ses deux articles sur Kant qui ouvrent le recueil, Escoubas propose une lecture du jugement réfléchissant qui anticipe sur la description ultérieure de l’abstraction picturale. En effet, le jugement réfléchissant n’est pas un jugement qui détermine l’objet. La réflexion sur la forme de l’objet beau renvoie plutôt au jeu des facultés du sujet, et constitue ainsi la base d’une « esthétique sans objet », qu’Escoubas développera dans l’article sur Konrad Fiedler qui clôt cette partie. Fiedler élabore en effet une théorie de la perception qui permet de penser la différence entre le voir et les autres sens : alors que, en ce qui concerne exemplairement le toucher, la matière sensible est l’objet visé, cette matière, dans le cas de la vue, est simplement la lumière et les couleurs, en deçà de toute objectivation.

Chez Kant toutefois, l’imagination à l’œuvre dans le jugement réfléchissant reste pensée comme une médiation, après-coup, entre l’intelligible et le sensible ou le singulier et l’universel. Escoubas s’attarde à montrer comment le symbole, chez Schelling, permet d’évacuer le problème des dualismes auquel différentes esthétiques romantiques constituent une réponse. Contrairement à l’esthétique de Hegel, qui fait du beau la figuration de l’Idée, le symbole chez Schelling permettrait de penser une unité de l’intelligible et du réel, une unité qui précède leur division. Dans les formes d’art symboliques, l’idée est elle-même, immédiatement, réelle, plutôt qu’être signifiée. En ce sens, l’art représente un mode de connaissance à part entière, qui accomplit les visées de la philosophie plutôt que les annoncer ou les illustrer. Les bases de la subversion de la subordination classique de l’art à la philosophie, cruciale pour comprendre le statut de cette « esthétique du sentir » élaborée dans la deuxième partie, sont ainsi posées. Là encore, c’est le texte sur Fiedler qui permet de mieux comprendre ce qu’il en retourne avec cette critique des dualismes et d’étendre la théorie esthétique schellingienne à une pratique artistique qui ne soit pas essentiellement liée à la mythologie. Escoubas y explique que la pensée de la production chez Fiedler permet de sortir du paradigme de l’expression – où l’œuvre est considérée comme la figuration extérieure de l’intériorité psychique de l’artiste – en pensant la réalité elle-même comme un processus, une production incessante de formes, échappant à la partition entre un « dehors » et un « dedans ». L’art est posé comme le lieu insigne de ce renversement : les œuvres ne sont pas une représentation du monde perçu, mais participent elles-mêmes à la production de la réalité, de telle sorte que la création artistique est placée au lieu même où le réel se forme.

La fracture illusoire entre le réel et l’intelligible est ainsi remplacée par le dualisme entre la production de la réalité par l’art et la manipulation des objets dans la science, comme le thématisera Escoubas explicitement dans sa lecture de Merleau-Ponty plus loin. Le bel article consacré à Goethe, dont Escoubas propose une lecture phénoménologique très féconde, offre une première formulation de cette idée. En s’inspirant du geste de rétrocession au vivre pré-scientifique que Husserl déploie dans la Krisis, Escoubas envisage la Farbenlehre comme une critique de la démarche scientifique consistant à abstraire les couleurs de leur phénoménalité. À une explication du phénomène de la couleur par la décomposition du prisme lumineux, il faudrait préférer, par fidélité à l’expérience et à son imprégnation par des traditions culturelles, une approche de la couleur en continuité avec la pratique historique des peintres et des teinturiers, et ainsi faire droit à une description de la couleur comme un phénomène d’opacité, doté d’une puissance de recouvrir, de cacher. Sur cette question du rapport entre art et science, on soulignera la pertinence de l’inclusion d’une postface rédigée par Christophe David (préalablement publiée dans les actes du colloque « Nouvelles phénoménologies en France », chez Hermann en 2014) qui rappelle que le développement des procédés artistiques, s’ils se sont faits « contre la science », ne peuvent être considérés dans leur événementialité, immotivés et sans origine, comme Escoubas semble le laisser entendre.

La critique de la représentation initiée dans la première partie du recueil est fondée phénoménologiquement dans la seconde, où Escoubas investigue la notion de chair, et thématise l’identification entre art et phénoménologie, traçant ainsi les grandes lignes d’une esthétique du sentir. Toute la difficulté est en effet de comprendre quel est le champ phénoménal qui se situe en deçà de ce face à face de la conscience et de l’objet qui caractérise la représentation objectivante, de façon à donner une concrétude phénoménologique au concept fiedlérien de productivité du réel ou de symbole chez Schelling. C’est ce que l’auteure tente de faire en exploitant le concept merleau-pontien de la chair, auquel sont consacrés des développements au cours des quatre premiers articles de cette partie. La chair est décrite selon son entrelacement avec la chair du monde ; sa délocalisation par rapport au corps physique en fait une entité essentiellement définie par son ouverture radicale au monde. L’unité entre le sujet (intériorité) et l’objet (extériorité) annoncée dans la première partie est ainsi ramenée à l’unité du sensible produite par la chair, avant toute fixation de la phénoménalité en objets. On retrouve ainsi deux manières d’approcher le phénomène de la perception : celle, déjà présentée dans l’étude sur Fiedler, et que l’on retrouve dans l’article consacré en partie à Jonas, qui consiste à considérer la perception dans sa distance par rapport à la matérialité de l’objet, d’où sa force d’abstraction et sa liberté ; celle d’un « toucher par les yeux », ou d’une implication du corps dans le sensible, découlant de la prise en compte de l’implication de la chair dans le visible. Si ces deux perspectives ne sont pas incompatibles, c’est bien parce que le sensible est radicalement dématérialisé, pour être considéré dans sa pure phénoménalité comme lumière et couleur. On retrouve ainsi chez Escoubas le même point aveugle que dans plusieurs phénoménologies de l’art – Henry, Marion, Maldiney, etc. – à savoir une dissolution complète de la matérialité de l’œuvre dans son pur apparaître. Il faudrait, en suivant les efforts isolés de Pierre Rodrigo, de Rudy Steinmetz ou de Georges Didi-Huberman, envisager les effets d’opacité de la couleur, envisagée non pas comme phénomène, dont l’être se résorbe entièrement dans son être perçu, mais comme pigment. Ces effets de résistance du sensible, dans lesquels autant les objets figurés que l’assemblage de formes et de couleurs qui font l’apparaître du tableau se défont dans la matière dont il est fait, participent bien de l’expérience des œuvres. Même une fois que la réduction esthétique à l’apparence pure se radicalise dans le geste d’une épochè phénoménologique, il restera toujours quelque chose de cette dimension hylétique dans l’expérience, comme un poids ne pouvant être mis hors circuit. D’une façon analogue, on peut penser aux épreuves de la maladie ou de la fatigue qui nous font vivre la passivité de notre existence incarnée par le sentiment de l’effort, qui tranche avec la participation immédiate et comme transparente de la chair à la constitution des phénomènes.

Au terme de ce parcours à travers les œuvres canoniques de Merleau-Ponty, le statut privilégié de l’œuvre d’art reste difficile à cerner : Escoubas s’attache en effet à tracer une série d’équivalences entre le mode d’existence de la chair du corps, du monde et de l’œuvre. Celle-ci étant décrite comme un processus de phénoménalisation inchoatif, qui remonte à la genèse du monde dans les sensations, on a bien – comme Escoubas le reconnaît au cours d’une confrontation de Merleau-Ponty avec Heidegger – un « désœuvrement » de l’art et, parallèlement, en cohérence avec les œuvres du dernier Merleau-Ponty, une identification de la phénoménologie avec l’esthétique. Sans révoquer – c’est bien plutôt tout le contraire – une telle approche du phénomène artistique, les analyses de Maldiney dans les deux articles qui terminent cette section ont toutefois le mérite de serrer d’un peu plus près l’œuvre picturale, de telle sorte que l’on comprend mieux le rôle (immense) accordé à l’art par, et pour, la phénoménologie, dans un rapport de filiation assez clair avec les philosophies romantiques présentées en première partie. Escoubas poursuit sa description de cette vision non objectivante en investissant le concept de sentir chez Maldiney, dont on comprend qu’il relève de cette première réceptivité, passive, de la sensibilité, en laquelle tient notre ouverture primordiale au monde (dans le « il y a »). Le tableau n’est pas représentation, mais bien apparition, dans la mesure où il puise à cette phénoménalité du sentir, précédant l’institution d’un monde d’objets qu’on pourrait représenter ou signifier. En ce sens, le tableau n’est ni signe, ni image, ce que Escoubas explique en faisant intervenir de façon très convaincante la question de la spatialité : si le signe et les images sont répétables, c’est qu’ils sont indifférents à leur localisation spatiale. Le tableau se forme en formant ou instaurant l’espace dans lequel il apparaît, et en est donc indissociable : le tableau ouvre un monde plutôt que de s’inscrire dans celui déjà constitué par l’intentionnalité objectivante. On en arrive ainsi à la notion cruciale chez Maldiney de forme en formation (Gestaltung) : la forme du tableau n’est pas figée, achevée, mais en train de se faire, en acte. Voir un tableau, c’est voir un mouvement immobile, une vibration de l’espace, comme on le comprend mieux dans le second article sur Maldiney, où intervient l’idée selon laquelle l’unité de manifestation de l’œuvre ne se tient pas dans l’objet, mais dans les trajets d’apparitions, donc en des rythmes, selon la définition de Benveniste, à laquelle puise Maldiney lui-même. On notera que les études de cette partie sont celles qui souffrent le plus de leur rassemblement en un ouvrage : non seulement plusieurs citations ou descriptions d’œuvres – parfois assez longues – sont répétées trois voire quatre fois d’un texte à l’autre, mais les confrontations entre les auteurs (Merleau-Ponty/Heidegger, Merleau-Ponty/Jonas), qui auraient pu être l’occasion de questionner la validité descriptive de cette « esthétique du sentir », se terminent souvent sans la conclusion ou le bilan qui aurait permis d’interpréter le sens et la portée de ces positions divergentes : l’auteure se borne à exposer leurs théories respectives, en relevant (ou non) les lieux de désaccords. De telles fins ouvertes pouvaient être stimulantes dans le cadre d’articles isolés, mais dans le cas d’un recueil, où le lecteur s’attendrait à juste titre d’être guidé par un projet interprétatif unitaire, les motifs de l’inclusion de ces positions alternatives sont plus obscurs.

Cette faiblesse du recueil est en partie compensée par la troisième partie, peut-être la plus convaincante, qui donne des éléments au lecteur pour mesurer la portée des thèses développées dans la partie précédente. Dans ce contexte, l’article sur Walter Biemel, tout en s’inscrivant dans la critique de l’art comme imitation, offre l’occasion – sans que ce soit thématisé comme tel – de réviser l’idée selon laquelle cette destitution de la représentation se ferait toujours par un mouvement en deçà de la constitution de l’objet par la conscience intentionnelle. Escoubas propose un rapprochement intéressant entre le Picasso de Biemel et le Nietzsche de Heidegger, tous deux faisant preuve d’une même volonté de mettre les objets du monde au service de la subjectivité, qui éprouve la résistance du monde à son projet de le transformer. Le deuxième texte sur Max Loreau a notamment pour conclusion une idée analogue, à savoir que le jeu de l’imagination délié de la contrainte de l’objet peut mener à une autre description de l’expérience de l’art que celle d’une perception pure, sans objet. À travers une nouvelle référence à Picasso, il s’agit pour Escoubas de proposer une approche de l’art comme fiction ou artifice, des fictions qui répondraient au caractère tout aussi artificiel du monde des objets (le volume des objets est en effet imaginé plutôt que perçu). Escoubas montre ainsi que la phénoménologie peut décrire d’autres formes d’art que celle obéissant au paradigme de l’abstraction picturale, entendue au sens large d’une peinture non objective, remontant à la source du monde perçu dans les sensations. Le texte sur Granel, en situant historiquement la crise du paradigme de la représentation dans la scission à l’époque de Galilée entre la Nature comme espace mathématique et le Monde compris dans son opposition à la Terre, peut être lu d’une manière analogue, à savoir comme une façon de considérer les manifestations plurielles du phénomène de l’art, ce que permet forcément la prise en compte de son caractère historiquement déterminé. En ce sens, ces études d’Escoubas, du début des années 2000, esquissent des prolongations possibles au geste mis en œuvre dans L’espace pictural (1995), où l’art est considéré comme une figuration des modalités historiales du vécu de l’espace. On y voit une contribution pertinente à la phénoménologie de l’art existante, qui ne décrit que rarement le déploiement historique de l’art – pensons à la célèbre affirmation de Maldiney selon laquelle l’art n’a « pas d’histoire ».

Confrontation donc de cette esthétique du sentir avec les différents projets esthétiques de la modernité, en tant que située historiquement. Confrontation également de cette esthétique avec la critique de la métaphysique de la présence, qui concerne évidemment le projet d’Escoubas, ne serait-ce qu’en raison du primat de la visibilité. Dans un article qui restitue avec beaucoup de clarté les enjeux de Mémoires d’aveugles, Escoubas répond à Derrida en ce qui concerne l’aveuglement qui serait constitutif de l’acte de dessiner (on ne voit en effet ni le modèle alors que nos yeux sont portés sur le papier, ni la pointe du crayon) en rappelant que l’acte de dessiner n’a pas affaire qu’à la vision – celle-ci pouvant par ailleurs s’exercer sans objet comme elle le rappelle –, mais aussi à la sensation du mouvement de tracer chez l’artiste, ce qui permet d’envisager tout autrement l’investissement de la chair dans la création. Celle-ci était en effet jusqu’à maintenant plutôt décrite, suivant Merleau-Ponty, selon le paradigme d’une intentionnalité renversée, où c’est le visible qui tient le peintre dans la fascination et le fait se mouvoir. Au terme de l’étude sur Derrida, mais aussi sur Loreau, on se demande si pour comprendre la création artistique, il ne faudrait pas se défaire du projet d’identification entre l’activité du peintre et celle du phénoménologue et revenir aux gestes concrets qui sont propres à l’exercice de la peinture, aux rapports au visible qui s’institue à travers des pratiques corporelles déterminées. Nous pensons précisément aux propos de Loreau, rapportés par Escoubas, sur le rapport entre la face et le dos de la toile, mais également à l’usage d’outils ou au travail avec la matérialité des pigments – qui est tout autre que celle des mots !

Considérant la structure et le volume de l’ouvrage, on regrette que les liens, parfois audacieux, entre les différents auteurs ne soient parfois qu’esquissés de façon allusive, de même que la rapidité de certaines analyses, comme si l’on préfaçait indéfiniment les œuvres abordées. De même, alors que la phénoménologie de l’art est clairement en décalage par rapport à la création contemporaine (voire, de l’art n’appartenant pas à la modernité artistique), élaborer davantage des thèmes qui permettent d’envisager l’art autrement que selon sa visibilité, dans une approche formaliste, aurait été particulièrement pertinent. Nous pensons plus particulièrement notamment au rapport entre art et communauté (ou intersubjectivité), qu’Escoubas effleure dans de nombreux textes (notamment ceux sur Schiller, Kant, Hölderlin, Merleau-Ponty, Lévinas, etc.) en laissant promettre des développements qui auraient sans doute été novateurs dans le cadre de la phénoménologie de l’art existante. C’est donc, plutôt qu’un apport à l’exégèse de la tradition de la phénoménologie de l’art, ou une contribution permettant de la renouveler, un geste interprétatif, en parfaite continuité avec la phénoménologie de l’art classique, que propose Escoubas, dont la cohérence de la démarche permettra à chaque lecteur d’évaluer aisément sa pertinence pour comprendre nos expériences de l’art aujourd’hui.

 

Travaux supplémentaires cités :

Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990.

Éliane Escoubas, L’espace pictural, Paris, Encre Marine, 1995.

Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, Chambéry, Comp’Act, 2003.

Pierre Rodrigo, L’étoffe de l’art, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.

Rudy Steinmetz, L’esthétique phénoménologique de Husserl, une approche contrastée, Paris, Kimé, 2011.