Guillaume Fagniez, Comprendre l’historicité. Heidegger et Dilthey, Paris, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2019, 468 p. ISBN: 979-1037001382

Compte rendu de Jean-François Rioux, Université McGill

Le récent livre de Guillaume Fagniez contribue de manière stimulante à l’histoire philosophique de la conscience historique en examinant un des moments de cette histoire qui, au tournant des 19e et 20e siècles, en déploie les enjeux les plus fondamentaux, à savoir la réappropriation de la philosophie de Wilhelm Dilthey par Martin Heidegger. Par le passé, plusieurs chercheurs ont pointé le rôle déterminant de la figure de Dilthey dans la genèse de la pensée de Heidegger jusqu’à Être et Temps – entre autres : d’abord, Pöggeler, Rodi et Gadamer, ensuite, Kisiel, Bambach, Barash et Greisch, enfin, plus récemment, Gens, Arrien, Nelson et Makkreel. Fagniez reprend à son compte certains des acquis de cette littérature, mais les dépasse résolument, en s’appuyant notamment sur sa connaissance profonde et précise de la quasi-totalité des vingt-six volumes du corpus diltheyen, dont la publication est arrivée à son terme récemment, en 2006. Seule cette publication, prétend-il, « permet de ménager véritablement l’espace d’une confrontation » (26) entre Dilthey et Heidegger. Pour l’ouvrage, cette remarque est à la fois critique et initiatrice. En effet, elle implique d’une part de rejeter les lectures de l’œuvre de Dilthey qui tiennent pour acquis l’éclairage qu’en a donné Heidegger dans Être et Temps. Ces lectures, comme celle de Gadamer, annulent d’avance la possibilité d’une confrontation en évaluant la pensée de Dilthey dans les termes de celle de Heidegger, la seule qui apparaît alors essentielle d’un point de vue philosophique. D’autre part, cette remarque suppose de prendre « pour point de départ un point de convergence fondamentale dont le déploiement ne cesse en réalité d’exprimer une divergence tout aussi profonde » (26). Ce point de convergence et de divergence, Fagniez le trouve dans l’interrogation de la vie. De celle-ci, l’auteur vise à recueillir le sens de l’historicité mis en jeu par les deux philosophes allemands.

La première partie de l’ouvrage, intitulée « Vers l’historicité du soi », revient d’abord sur la critique heideggérienne de la perspective gnoséologique pour penser la vie historique. Cette vie, que Heidegger conçoit comme essentiellement mobile et facticielle, reste inaccessible à toute philosophie qui, comme celle de Rickert, débute par poser des entités fixes (par exemple, des valeurs) pour répondre à un paradigme épistémologique qui, en tant que tel, demeure largement injustifié. Quant à lui, Dilthey (mais aussi, d’une autre façon, Lask) oppose à toute transcendance radicale un principe d’immanence de la vie à elle-même. Malgré cela, Heidegger juge que la pensée diltheyenne reconduit à sa façon le préjugé théorique de la philosophie, lequel implique une « dé-signification » du monde environnant, une « dé-vitalisation de l’expérience » et une « dés-historisation du Je » (66). Fagniez passe ensuite à la destruction (Destruktion) proprement dite de la philosophie de Dilthey par Heidegger. Tout en relevant que la « psychologie descriptive et analytique » de Dilthey tient compte de la totalité de l’être humain (du point de vue volitif, représentatif et sensitif), notamment dans sa tentative de résoudre le problème de la réalité extérieure, Heidegger déplore qu’elle soit guidée par un idéal bien précis d’humanité, à savoir un individu accompli dont les facultés entrent en rapports harmonieux. Ce faisant, la psychologie diltheyenne mesure la vie à l’aune d’une idée extérieure à son propre mouvement. Enfin, pour éclairer la vie en son être, Fagniez met en valeur les analyses diltheyennes de la temporalité. Bien que celles-ci conçoivent la mort « comme la racine même de l’inintelligibilité de la vie » (158), elles demeurent limitées pour déterminer l’articulation entre l’entièreté et l’unicité de la vie. L’attribution par Heidegger d’une primauté à l’avenir le mène alors à l’extérieur d’une philosophie de la vie, vers une philosophie de l’existence. De manière décisive pour la confrontation entre Dilthey et Heidegger sur le sens de l’historicité, Fagniez argumente ici que « le phénomène de l’histoire, contrairement à ce que certaines formules d’Être et Temps laissent entendre, n’est pas un phénomène second, simplement dérivé de la temporalité originale de l’existence » (180). Soulignons d’entrée de jeu l’habilité de Fagniez à discuter avec liberté de toutes les périodes du développement de la pensée heideggérienne jusqu’à 1927 sans pour autant les confondre. La thèse de doctorat et la thèse d’habilitation donnent notamment à voir un Heidegger ambivalent et beaucoup plus proche de Rickert et de Husserl qu’on ne l’aurait cru.

La seconde partie, intitulée « La voie herméneutique de la philosophie », examine l’importance que gagne l’herméneutique dans le contexte d’une philosophie de la vie et, éventuellement, de l’existence. Fagniez s’approprie de manière critique et très nuancée l’hypothèse proposée par Paul Ricœur d’une radicalisation, et donc d’une forme de transmission, de l’herméneutique diltheyenne dans la philosophie heideggérienne. Essentielle à cette hypothèse est l’attribution à Dilthey de l’idée d’une constitution intrinsèquement herméneutique de la vie, c’est-à-dire d’une significativité du monde. Mais qu’en est-il véritablement? Pour Fagniez, si Dilthey pense le monde comme vitalité et, ce faisant, « prépare la détermination herméneutique de ce dernier, elle ne transgresse pas les paradigmes propres à une philosophie de la vie au bénéfice d’une philosophie herméneutique au sens radical recherché par Heidegger » (188). Le concept diltheyen d’expression (Ausdruck), adopté pour un temps par Heidegger, ne mène pas non plus à une radicalisation ontologique du primat de la significativité, car, en plus de s’inscrire dans le projet d’une fondation des sciences de l’esprit, il reconduit un dualisme entre un monde sensible et un monde significatif. Creusant l’opposition Dilthey-Heidegger du côté de l’autoréflexion (Selbstbesinnung), Fagniez montre avec justesse que, là où sa version diltheyenne « fait rétrocéder des expressions de la vie à la vie même dont celles-ci procèdent initialement, la phénoménologie heideggérienne de la vie fait revenir cette dernière de sa périphérie – son “monde” – vers son centre, le soi » (224). Dans les deux cas, en effet, la détermination de la philosophie comme autoréflexion mène Dilthey et Heidegger à la question du type de discours susceptible de saisir la vie en sa mobilité et, de là, à une critique et une révision radicale des catégories logiques traditionnelles. Mais pour Heidegger, « un véritable système de catégories de la “vie” devrait être entièrement gouverné par un unique point focal, celui où elle coïncide avec son propre être » (249) et où le soi s’approprie, c’est-à-dire se ré-approprie. Pour terminer, Fagniez considère la manière dont Dilthey et Heidegger revendiquent l’herméneutique pour décrire leur projet respectif. Chez Dilthey, l’herméneutique possède un double statut. D’une part, elle incarne le sommet gnoséologique de la compréhension historique, qui vise à reproduire (nachbilden) et donc à revivre (nacherleben) l’intériorité d’un monde spirituel. D’autre part, elle est liée au problème de la compréhension d’autrui, compréhension qui, à cause du détour qu’elle implique, devient le modèle de la compréhension de soi. Pour Ricœur, ces deux traits de l’herméneutique diltheyenne sont déplacés chez Heidegger, à savoir de la méthodologie vers l’ontologie et d’autrui vers le monde. Fagniez souscrit à cette hypothèse, mais à condition d’examiner de plus près « les effets de transfert et les métamorphoses » (265) qui accompagnent un tel passage. On retient notamment le rapprochement du revivre diltheyen et de la reprise (Wiederholung) heideggérienne, qui ont pour caractéristiques communes la répétition d’une expérience et la création de sens. Or, une fois découvert, ce rapprochement laisse de nouveau voir une divergence plus fondamentale entre les deux penseurs : « tandis que [la démarche de Dilthey] s’exerce sur le plan de la réalité – une expérience réellement vivante cherche à s’emparer de la réalité d’une expérience vécue –, [la démarche de Heidegger] se déploie dans la dimension de la possibilité » (290).

La troisième et dernière partie, intitulée « Histoire de la philosophie et philosophie de l’histoire », se penche sur les rapports inédits qui se tissent entre la philosophie et l’histoire dans les pensées de Dilthey et Heidegger. Chez le premier, l’autoréflexion doit devenir historique et, en cela, exige une fondation des sciences de l’esprit. Or, cette fondation n’est elle-même possible que sur le sol de la métaphysique, laquelle ne doit pas seulement faire l’objet d’une critique logique, mais aussi et surtout d’une histoire critique : une phénoménologie de la métaphysique. Cette phénoménologie mène Dilthey à signaler dans l’interprétation grecque de l’expérience dont est issue la métaphysique un point de vue objectif solidaire d’une prédominance de la vision. L’expérience primordiale chrétienne, quant à elle, agit dans l’histoire de la métaphysique à titre de moteur d’une « reconquête du point de vue subjectif » (315). Cette reconquête s’opère avec Augustin et Luther, tout en étant en quelque sorte freinée par l’influence continue de la métaphysique grecque sur leur pensée. Par là, et ce autant au niveau de son statut que de son contenu, la phénoménologie de la métaphysique diltheyenne entretient plusieurs similitudes avec la destruction heideggérienne. Cette dernière s’en distingue pourtant à plusieurs niveaux, notamment par son rejet de toute téléologie et par l’importance qu’elle attribue à l’avenir. Pour Dilthey, la conscience historique qui est la nôtre et que suppose la phénoménologie de la métaphysique est une blessure que seule panse une doctrine des visions du monde. Grâce à celle-ci, qui classifie de manière empirique et inductive les différentes réponses spirituelles à l’énigme de la vie sous trois types (naturalisme, idéalisme de la liberté, idéalisme objectif), l’esprit reprend sa souveraineté sur la relativité de toute position historique. Ici, la critique de Heidegger visera l’anhistoricité des types de vision du monde de la doctrine diltheyenne. Comme Fagniez le montre bien, le rapport de Heidegger au concept de Weltanschauung évolue toutefois considérablement : alors qu’en 1919, il le rejette sur la base de la détermination de la philosophie comme science originaire, il le remanie en 1928-1929 en élaborant un concept transcendantal de monde et le conçoit alors comme nécessité existentiale. À partir de là, Fagniez met l’emphase sur les enjeux entourant l’identification de l’histoire et de la vérité chez Heidegger à partir d’Être et Temps. À propos de l’importante question du relativisme, la confrontation Dilthey-Heidegger s’avère, de l’aveu de l’auteur, partiellement infructueuse, du fait que les « deux positions se reprochent non sans légitimité d’une part des conséquences désastreuses – l’éclipse de toute forme stable de vérité devant des “décisions” irréductibles à un fondement rationnel – et d’autre part des présupposés rédhibitoires inavoués – la référence implicite de la validité universelle à un insaisissable absolu » (407). En comparaison, la question de l’influence souterraine du schème de la production dans la pensée heideggérienne se révèle, elle, plus féconde. En effet, pour Fagniez, la thématisation du Dasein comme configurateur de monde (weltbildend) s’accompagne d’une reconduction de ce schème, que Heidegger critiquait pourtant chez Dilthey. Fagniez conclut sur la réélaboration de la pensée de l’histoire comme histoire de l’être qui s’opère dans les écrits de Heidegger à la fin des années 30. La confusion entre l’histoire-production et l’histoire-événement y est alors pensée comme « dévastation » (Verwüstung).

En fin de compte, on retient de cet ouvrage volumineux l’originalité, l’audace et le sérieux des explications de l’auteur – des qualités que ses articles publiés révélaient déjà. On peut toutefois être quelque peu déçu par la thèse générale de l’ouvrage – justement : moins originale, moins audacieuse, plus convenue –, qui pose l’interrogation de la vie comme point de convergence et de divergence entre les pensées de Dilthey et de Heidegger. Mais ce que j’appelle de mes vœux, à savoir l’ouverture tranchante du regard, est souvent là le défi d’une vie pour celui ou celle qui pratique la philosophie.

 

Travaux supplémentaires cités :

– Bambach, Charles (1995), Heidegger, Dilthey and the Crisis of Historicism, (Ithaca : Cornell University Press).

– Nelson, Eric S. (2015), « Heidegger and Dilthey: Language, History, and Hermeneutics », dans Horizons of Authenticity in Phenomenology, Existentialism, and Moral Psychology, (Dordrecht : Springer), pp. 109-128.

– Fagniez, Sylvain (2015), « Vie et histoire chez Nietzsche et Dilthey », dans Clément Bertot (dir.), Nietzsche : l’herméneutique au péril de la généalogie? (Paris : L’art du comprendre), nº24, pp. 25-46.

– Rodi, Frithjof (1986/87), « Die Bedeutung Diltheys für die Konzeption von Sein und Zeit », Dilthey-Jahrbuch 4, pp. 161-177.

– Gadamer, Hans-Georg (2002), « L’unité du chemin de Martin Heidegger (1986) », Les chemins de Heidegger. (Paris : Vrin), pp. 241-256.

– Greisch, Jean (2000), L’Arbre de la vie et l’Arbre du savoir. (Paris : Cerf).

– Gens, Jean-Claude (2003), « Introduction », dans Martin Heidegger, Les conférences de Cassel (1925), (Paris : Vrin), pp. 7-109.

– Barash, Jeffrey Andrew (1996), « Sur le lieu historique de la vérité : les enjeux herméneutiques chez W. Dilthey et M. Heidegger », dans Heidegger et son siècle, (Paris : Presses Universitaires de France), pp. 35-50.

– Pöggeler, Otto (1967), La pensée de Heidegger : un cheminement vers l’être, (Paris : Aubier-Montaigne), pp. 39-47.

– Makkreel, Rudolf A. (2016), « Savoir de la vie, connaissance conceptuelle et compréhension de l’histoire », dans Guillaume Fagniez et Sylvain Camilleri (dir.), Dilthey et l’histoire, (Paris : Vrin), pp. 69-82.

– Arrien, Sophie-Jan (2014), L’inquiétude de la pensée, (Paris : Presses Universitaires de France), pp. 124-138 et pp. 260-264.

– Kisiel, Theodore (1993), The Genesis of Heidegger’s Being and Time, (Berkeley : University of California Press).