Philip Knee, L’Expérience de la perte autour du moment 1800, Oxford University Studies in the Enlightenment, Oxford, Voltaire Foundation, 2014, 304 p. ISBN: 0729411435

Compte rendu de Emil Grigorov, Cégep Garneau

L’existence humaine porte le fardeau de la temporalité historique: elle s’inscrit  dans la continuité d’un récit partagé sur le passé et d’une vision commune de l’avenir. D’une part, dans la mesure où ce récit et cette vision nous attachent à la mémoire et aux aspirations d’une communauté, ils posent certaines limites à la liberté individuelle. D’autre part, ils sont là pour nous procurer des repères existentiels, moraux et politiques importants. Or, l’appropriation individuelle de ceux-ci et, par-là, la récupération de notre autonomie morale au sein de la communauté dont nous faisons partie, demande un effort intellectuel continu, celui de comprendre et d’assumer notre dette envers le passé et notre responsabilité envers l’avenir. Telle est la conclusion générale à laquelle on aboutit après avoir terminé la lecture du livre de Philip Knee L’expérience de la perte autour du moment 1800.

Il s’agit d’un ouvrage d’histoire des idées morales et politiques explorant le rapport du sujet moderne au temps historique. Ce rapport est envisagé à travers une expérience constitutive par rapport à l’esprit de la modernité tardive en France, à savoir celle de la perte de repères existentiels, moraux et politiques provoquée par le déclin de l’autorité religieuse. Selon Philip Knee, cette expérience est devenue particulièrement intense au tournant du 19esiècle « chez une poignée d’écrivains attentifs au destin de l’héritage religieux qui les habite (p. 15) », notamment Jouffroy, Maistre, Bonald, Hugo, Lamennais, Chateaubriand et Tocqueville. On peut considérer leurs écrits comme représentatifs de l’esprit de l’époque parce qu’on y saisit la tension, mais aussi l’articulation, entre les deux sources intellectuelles et morales de la modernité française, soit le christianisme et la philosophie des Lumières, celui-là étant la source du souci de conservation et de transmission de l’héritage culturel, celle-ci la source du désir d’innovation et de progrès. L’étude minutieuse de la complexité du rapport entre ces deux sources amène Philip Knee à l’hypothèse « que l’invention du futur exige de définir un rapport au passé qui règle la passion démocratique du neuf, et que cela suppose de se mettre en quête d’un traditionalisme qui soit à sa hauteur ; que c’est en donnant naissance à une culture de la perte – devenue une constante de notre conscience historique depuis deux siècles – que la démocratie s’efforce de se rapporter à l’héritage qui la fait vivre, alors que le triomphalisme des Lumières ou l’euphorie innovante d’aujourd’hui y sont aveugles (p. 15) ».

L’exploration de cette hypothèse est effectuée en cinq étapes, d’où la division de l’ouvrage en cinq chapitres. Dans le premier, l’auteur revisite Montaigne, Descartes, Pascal et Rousseau afin de voir comment se pose chez eux la question de la valeur du dogme et du doute, de la conservation et de l’innovation, de la tradition et du progrès. Avec ces grands classiques de la pensée française, on est, pour ainsi dire, dans l’antichambre de l’expérience de la perte. Irrévocablement modernes de par leur style de penser et d’écrire, ils n’en sont pas moins prudents lorsqu’il est question d’introduire un quelconque changement : leur curiosité s’entrelace avec leur attachement à la tradition, leur sens critique avec leur bon sens. Jaloux de leur liberté intellectuelle, ils sont parfaitement conscients que l’exercice de celle-ci n’est possible que par rapport à ce qui relève de l’héritage culturel. Selon l’auteur, « un tel exercice n’a en effet aucun sens s’il ne commence par porter, notamment, par le doute, sur ce qui est déjà là ; la raison y trouve la matière sans laquelle sa recherche ne serait qu’une abstraction (p. 34) ». Cette ambigüité du rapport au passé chez Montaigne, Descartes, Pascal et Rousseau explique, dans une large mesure, le fait qu’aucun d’entre eux n’a sacrifié son sentiment religieux à l’autel du scepticisme, et qu’à travers leurs écrits se manifeste un certain respect à l’égard de croyances et de coutumes profondément ancrées dans l’héritage chrétien.

Le deuxième chapitre traite de l’appropriation de cet héritage par la philosophie des Lumières, ainsi que de la façon dont il inspire la critique de celle-ci au lendemain de la Révolution française, et apporte sa pièce à l’édifice du romantisme français. Ici, le cadre référentiel de l’analyse de l’expérience de la perte s’étend de Voltaire et Rousseau à Burke, Jouffroy, Tocqueville, Chateaubriand, Musset et Vigny. Pour Philip Knee, « la vie issue des Lumières ne semble pas offrir de quoi poursuivre le projet des Lumières ; leur héritage se manifeste simultanément par un désir d’élévation et un retour réflexif, par le constat d’un manque et l’anticipation d’un échec. Le sentiment d’abord exaltant que les hommes sont maîtres, ou qu’ils peuvent se rendre maîtres, de la réalisation dans l’histoire des valeurs d’égalité et de liberté est ainsi vécue dans l’inquiétude (p. 69) ». Chez les romantiques, cette inquiétude fut sublimée dans une esthétique de la mélancolie nourrie d’un profond désir d’absolu, religieux à son origine.

Dans le troisième chapitre, l’auteur se focalise sur la résistance de Maistre et Bonald contre l’anthropologie philosophique des Lumières, celle-ci véhiculant une vision séculaire de l’histoire et, respectivement, de l’origine des institutions politiques. Avec ces deux illustres représentants du conservatisme catholique français, on entre dans le vif du sujet. Polémistes acharnés, ils reprochent aux penseurs des Lumières d’avoir discrédité l’héritage spirituel du peuple français en substituant l’autorité de la raison humaine à celle de la religion catholique. Leur stratégie de résistance consiste à démontrer que, loin de correspondre à la vraie nature des choses, l’humanisme des Lumières repose sur l’illusion que les humains peuvent se passer de la providence dans leurs tentatives de se donner des lois justes et des institutions politiques solides. Autrement dit, ils s’efforcent de « désenchanter le faux enchantement produit par le dix-huitième siècle ; de dégonfler la confiance avec laquelle on s’est mis à dévoiler et à démystifier les autorités traditionnelles (p. 111-112) ». Il est question d’un effort en quelque sorte paradoxal, étant donné qu’il vise à justifier rationnellement la nécessité de se méfier des ambitions de la raison humaine afin de maintenir le mystère de l’origine de l’ordre moral et politique. En ce sens, on peut dire que Maistre, Bonald et les conservateurs en général ont mis l’arsenal intellectuel des Lumières au service des anti-Lumières.

Parallèlement avec la tendance d’envisager le rapport entre l’esprit du christianisme et l’esprit des Lumières en termes d’opposition radicale et de rupture, on en observe une autre dans la littérature française du début du 19esiècle, à savoir celle qui accentue la continuité entre eux. Elle est analysée dans le quatrième chapitre du livre. Chez Chateaubriand et Germaine de Staël, Dumas et Hugo, Michelet et Lamennais, on voit s’exprimer la prise de conscience de l’interférence de l’humanisme chrétien et de l’idée du progrès moral du genre humain forgée par la philosophie des Lumières. Fondatrice par rapport aux revendications politiques de la Révolution française, cette idée rejoint le message chrétien originel dont on ne saurait évaluer la portée historique et politique que par référence au concept de révolution morale. Quelles que soient les différences de fond entre les Évangiles et le discours philosophique du 18esiècle, « les valeurs d’humanité et d’égalité, dont les Lumières font leur étendard quand elles critiquent l’Ancien Régime et quand elles dénoncent le soutien que lui apporte le catholicisme en France, ont leur racine dans cette révolution (p. 159) ». À cet égard, les Lumières et la Révolution peuvent être d’une part considérées à la fois comme la réalisation et le dépassement de la vision chrétienne du sens de l’histoire et, d’autre part, la modernité française post-révolutionnaire a beau avoir assimilé « le génie du christianisme », pour reprendre la formule de Chateaubriand, il n’empêche que le sentiment de la perte de l’héritage chrétien ne cesse de s’approfondir pendant les premières décennies du 19esiècle.

Dans le dernier chapitre de son ouvrage, Philip Knee se penche sur une expression particulièrement mature de ce sentiment, soit la pensée politique de Tocqueville. Mue par une forte inquiétude face à l’excès d’individualisme dans la société moderne, elle explore les contradictions et les périls inhérents à la démocratie. Loin de pourfendre celle-ci en aristocrate, Tocqueville l’aborde en intellectuel préoccupé par son destin. La complexité de son approche consiste en un mouvement de va-et-vient entre l’appréciation des principes et des valeurs démocratiques et la critique de leur mise en pratique. Fondée sur le principe d’égalité des conditions, la société démocratique porte l’empreinte de la passion égalitaire qui pousse le citoyen moyen « à considérer d’un œil mécontent toute autorité ». L’homme démocratique est enclin à remettre en question les idées, les croyances et les opinions lui venant de l’extérieur. Cette attitude cartésienne le rend intellectuellement indépendant par rapport à toute tradition culturelle, à tout héritage spirituel, et ce, même s’il vit en société, et vivre en société signifie partager avec d’autres individus un certain nombre de certitudes reçues. Une société composée de cartésiens parfaitement cohérents n’est même pas envisageable; Descartes lui-même n’était pas cartésien dans sa vie sociale. « D’où la pertinence, selon Philip Knee, d’une des analyses célèbre de la Démocratie en Amériquesur la force nouvelle de l’opinion commune. Celle-ci apparaît en effet comme l’autorité qui est propre à la conscience démocratique, une conscience qui est à la fois jalouse de son indépendance et incapable d’y faire face, à la fois fière est faible. Avec l’impératif de l’égalisation tout ce qui serait reçu d’un esprit supérieur ou donné à un esprit inférieur est objet de méfiance; c’est pourquoi l’idéal de penser par soi-même peut aboutir paradoxalement à n’admettre que ce qui est porté par l’opinion de tous les semblables, et donc à ne plus penser (p. 239) ». Or, cette nouvelle autorité n’est pas sans rapport avec l’héritage chrétien : elle garantit en quelque sorte la communion des âmes modernes en se passant de références et d’institutions explicitement religieuses. En poussant encore plus loin la réflexion sur cette problématique, Marcel Gauchet, dont la pensée est une source d’inspiration constante et une référence majeure pour Philip Knee, arrive à la conclusion que la démocratie moderne est l’aboutissement d’un long processus historique de sortie de la religion dont le christianisme est l’une des manifestations. En effaçant la nette séparation entre la transcendance de la Loi divine et l’immanence de l’ordre moral et politique dans le monde humain, cette religion a œuvré, durant des siècles, en faveur d’une société intégrant « en son sein une altérité régulatrice, qu’il arrive à Gauchet d’appeler un inconscient démocratique, mais qui est distincte de l’absolu religieux (p. 257) ». Loin d’uniformiser les opinions et de neutraliser les conflits et les divisions, cette altérité est le principe même de leur reproduction, mais aussi de leur gestion.

En ce sens, le développement d’une culture de la perte au sein de la démocratie libérale est indispensable à la gestion du conflit, structurant par rapport à ce type de démocratie, entre le souci de conservation de l’héritage culturel et l’aspiration au progrès social. C’est ce que laissent entendre, en fin de compte, les analyses de Philip Knee dans L’Expérience de la perte autour du moment1800.