Sylvaine Gourdain, Sortir du transcendantal. Heidegger et sa lecture de Schelling, Bruxelles, Ousia, 2018, 322 p. ISBN: 2870601840
Compte rendu de Patrick Cerutti, CPGE Montreuil
On sait que Heidegger ne se contente jamais d’expliquer les auteurs auxquels il consacre un livre, mais qu’il s’interprète lui-même à travers eux. Or les deux premiers cours qu’il dédie à Schelling constituent des moments clés de cette auto-interprétation. Le premier se déroule en 1927, c’est-à-dire entre la phase fondamentale-ontologique des premières années et la période de la métaphysique du Dasein ; le deuxième a lieu en 1936, au moment où commence la rédaction des Beiträge. Ainsi, bien qu’il soit très exagéré de parler d’une omniprésence de la pensée de Schelling dans celle de Heidegger (Schelling, par exemple, est presque entièrement absent des deux cents dernières pages du présent ouvrage), la figure du dernier grand représentant de l’idéalisme allemand n’en apparaît pas moins aux moments charnières de son œuvre.
Une des thèses les plus fortes que Sylvaine Gourdain défend ici est que la pensée de l’« estre » et de l’Ereignis se développe déjà dans le cours de 1936 sur les Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine. Non seulement Heidegger aurait vu dans le plus célèbre traité de Schelling l’aboutissement de la compréhension dynamique de l’être initiée par Aristote, mais il aurait découvert en le lisant le moyen de « passer d’une “pandynamique” de l’être à l’Ereignis » (p. 65). En établissant que toute force est scindée en un mouvement et un contre-mouvement, de sorte qu’un retrait subsiste toujours au sein du phénoménal, Schelling aurait posé les bases de la pensée de l’Ereignis. Le combat originaire entre une force qui tire les choses à soi, le Grund, et une force qui s’élance hors de soi, l’Ex-sistenz, nous aiderait à penser la mobilité qui sous-tend le phénomène. « Chez Schelling, comme chez Heidegger, l’estre n’est que comme différence, c’est-à-direcomme lutte contre le recouvrement : l’estre n’existe, au sens phénoménal, qu’en s’arrachant à la dissimulation qui est toujours première » (p. 286). Ces choses étant extrêmement complexes, nous nous contenterons de nous demander si le terme Lichtung employé dans le commentaire de 1936 correspond bien à l’éclaircie du dernier Heidegger.
Mais l’idée la plus ambitieuse de cet essai est que la pensée des forces mise en œuvre dans les Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine rend caduque toute approche transcendantale s’appuyant sur des conditions a priori de possibilité, autrement dit sur un cadre fixe qui interdit d’accueillir la vérité de l’estre (p. 242). Le Grund, à l’opposé,n’est pas un fondement, mais un fond de possibilisation. À partir de lui se dégage une forme de possibilisation non transcendantale et une pensée de l’estre ni scientifique ni systématique peut se déployer : « parce qu’il est le fond d’une possibilisation, et non une condition de possibilité, l’estre en tant que tel est mouvant, dynamique et par essence précaire » (p. 83).
Heidegger aborde à partir de là la question schellingienne par excellence, celle de la systématicité ou de la jonction (Fügung) de ce qui est. Le fond d’obscurité inhérente à l’être est « ce qui se refuse à toute intégration en un agencement prédéfini » (p. 73) : ce Grund implique l’impossibilité d’un système figé et représente une latence susceptible de faire imploser le tout. « Les Recherches montrent que l’estre est instable et que la constellation du tout est précaire, car la contre-force vient toujours menacer, de l’intérieur, la force » (p. 67). La libre jointure de l’estre, la Fuge des Seyns, n’est pas une totalité close ou un système. C’est « une constellation ouverte et mobile », qui peut être renversée et brisée (p. 183). La phénoménalité repose sur un lien qui peut être défait, sur un agencement toujours susceptible de se rompre. Une « fissuration » imprime sa marque à l’ensemble du phénomène. Bien que cette analyse qui place l’estre du côté de la fugue et non du système se construise directement en lien avec Schelling, comme l’atteste un énoncé fondamental : « fissuration comme la percée de l’obscurité (Schelling) » (p. 247), la question se pose de savoir si Schelling a réellement réussi à penser cette Fuge des Seyns. Nous ne pouvons que suivre les conclusions de Sylvaine Gourdain : en répondant par la négative, « Heidegger réduit considérablement la pensée de Schelling, car il est clair que ce que ce dernier recherche n’est pas un cadre fermé et rigide, mais une façon de penser l’articulation interne du tout, qui est en réalité bien plus proche de la conception de Heidegger que celui-ci ne veut l’admettre » (p. 73).
Quoi qu’il en soit, Heidegger s’engage à partir de là sur la voie d’une destruction du transcendantal. « C’est en utilisant le concept de Grund, et en s’inspirant du sens qu’il a chez Schelling, que Heidegger tente de maintenir l’idée d’une possibilisation qui ne conditionne pas et qui ne détermine pas a priori » (p. 192). Cette requalification du possible dans les Beiträge zur Philosophie, qui est, nous dit-on, le livre oùse manifestent le mieux les affinités entre les deux auteurs, nous détache de toute référence à un acte constituant et à une fondation transcendantale. Elle engage même une remise en question globale du projet d’ontologie herméneutique de Sein und Zeit, qui apparaît contaminé par une métaphysique uniquement soucieuse de déterminations a priori (p. 192). Non seulement une lecture du déploiement de l’estre à partir d’un étant déterminé ou de tous les étants pris ensemble devient impossible, mais la différence ontologique apparaît seulement commeun passage provisoire, l’estre ne pouvant désigner la condition de possibilité de l’étant. La différence ontologique mène à l’objectivation de l’être, en tant qu’elle se soumet elle-même à la question des conditions de possibilité (p. 184). La différence entre l’être et l’étant n’est pas effacée, mais repensée sous la forme d’une différence plus fondamentale entre le contexte de sens dominant qui régit l’être de chaque étant à une époque donnée (Seyn) et les autres contextes de sens qui n’accèdent pas à l’apparaître (das Seinlose).
L’essentiel du parcours qu’Heidegger accomplit à partir de 1927 consiste alors à reconnaître que c’est la question de la possibilisation elle-même qui empêche toute sortie hors de la métaphysique. Ainsi se prépare un véritable renversement – et pas simplement un retournement – du transcendantal : « le Dasein ne peut devenir Grund der Möglichkeit pour la vérité de l’estre que parce qu’il est fondé par cette même vérité » (p. 202). Le renversement définitif du transcendantal s’opère quand Heidegger introduit dans sa pensée de l’histoire l’idée que l’être-jeté est la marque de l’appropriation de l’homme par l’estre. L’abandon du transcendantal mène à la conception « d’une phénoménalité historiale et en mouvement » (p. 169) où ce n’est plus un étant qui fonde, mais la vérité elle-même et, par voie de conséquence, au renoncement à « toute structure de possibilisation, même celle d’une impossibilisation » (p. 213).
Quant à Schelling, il ne prend pas assez la mesure de la finitude de l’estre, qu’il adosse encore à l’absolu, et ne voit pas, comme le dit Heidegger sans doute injustement, que « l’existant fini reçoit le douloureux privilège de se dresser comme tel au sein de l’estre et d’expérimenter le vrai en tant qu’étant » (p. 130). En ce sens, il est le véritable représentant de la métaphysique à son apogée. Celui qui comprendra la raison de son échec et se montrera capable de « penser le tout en l’extirpant du système », en un mot Heidegger lui-même, pourra donner à la philosophie occidentale le nouveau départ dont elle a besoin (p. 70).S’il faut donc renoncer au transcendantal pour penser le rapport au monde d’un homme qui ne peut s’auto-fonder et qui fait l’expérience en lui d’une relative impuissance, c’est au profit, conclut Sylvaine Gourdain, d’une conception non intentionnelle et non transcendantale de l’ethos.Un autre ouvrage s’est d’ailleurs déjà attaché à décrire la « conception fondamentalement éthique » de l’existence qui en découle, dans ce qu’elle a d’irréductible à toute forme de systématisation (p. 287 ; cf. L’ethos de l’impossible, Paris, Hermann, 2017).