[amazon_link asins=’B071LR4D3N’ template=’CSCP’ store=’cs066b-20′ marketplace=’CA’ link_id=’debff31c-658e-42f2-a59d-45998e85668f’]Martin Heidegger, Vers une définition de la philosophie, trad. par Sophie-Jan Arrien et Sylvain Camilleri, Paris, Seuil, « L’Ordre philosophique », 2017, 288 pages, ISBN : 9782021219104.

Compte-rendu d’Ovidiu Stanciu, Universidad Diego Portales, Santiago de Chile

La traduction, par les soins de Sophie-Jan Arrien et de Sylvain Camilleri, du volume 56-57 de la Gesamtausgabe de Heidegger, constitue le premier volet d’un projet éditorial nouveau, lancé par les éditions du Seuil et accueilli dans la collection « L’ordre philosophique », qui ambitionne de restituer en français l’œuvre de Heidegger sans faire la moindre concession à la fascination pieuse ou à la dénonciation aveugle. La traduction de ce premier volume assume pleinement les exigences qui président à ce projet et, se guidant d’après un « principe de lisibilité » (p. 15), évite les choix alambiqués et les options jargonnantes, offrant ainsi un texte fluide et d’une grande limpidité. Les quelques innovations terminologiques auxquelles les traducteurs ont fait appel – par exemple, la traduction de « Ur-sprung » par « impulsion originelle » (p. 53) ou la formation du terme « dévécu » pour rendre « entlebt » (p. 89) – sont exigées par le contexte et, par leur caractère ponctuel, n’alourdissent nullement le texte. L’introduction, qui ouvre le volume, donne un aperçu du champ thématique que l’ouvrage explore et fournit quelques éclaircissements relatifs aux choix de la traduction.

Le volume, qui recueille les traces des premiers enseignements dispensés par Heidegger à Fribourg – d’abord au cours du Kriegsnotsemster 1919 (semestre de rattrapage pour les anciens combattants) et ensuite au cours du semestre d’été 1919 – revêt une importance particulière au sein du corpus heideggérien. Envisagé dans une perspective généalogique, le cours peut apparaître – et c’est de cette manière que certains commentateurs, tels Theodor Kisiel (Kisiel 1993, p. 16 et passim), le considèrent – comme le premier jalon de l’itinéraire qui aura mené à Être et Tempset témoignerait ainsi de la longue gestation de l’œuvre maîtresse de Heidegger. Pourtant, selon une ligne interprétative concurrente, défendue encore récemment par S.-J. Arrien et S. Camilleri, ces cours, loin de pouvoir être réduits à des simples balises au sein d’un parcours généalogique, attestent d’un « projet philosophique autonome et original, dont les acquis traversent toutefois la pensée ultérieure de Heidegger » (Arrien et Camilleri, 2014, p. 7) et qui ne saurait être résorbé dans l’optique théorique qu’Être et temps déploie. L’indépendance des développements du « jeune » Heidegger à l’égard de ceux contenus dans Sein und Zeit est visible notamment dans le fait que le centre de gravité de son questionnement se situe non pas dans la question de l’être – comme ce sera le cas à partir de 1924 lorsqu’il inscrira sa démarche au sein d’une tradition aristotélicienne – mais plutôt dans la question de la « vie », qui en vient à désigner la « sphère originaire, celle de l’expérience facticielle, d’où le philosopher trouve sa provenance, dont il doit rendre compte et où il revient toujours » (Arrien 2014, p. 9-10). Plus encore, en se réclamant de l’usage qui y en est fait de l’expression « es weltet », un commentateur si avisé que Gadamer situe dans le cours du semestre de rattrapage de guerre de 1919 le germe de la pensée de Heidegger d’après le « tournant » (Gadamer 1983, p. 141).

L’interrogation que l’ensemble formé par ces deux cours met en place est commandée par un projet de délimitation. Il s’agit, en premier lieu, de cerner le sens et la portée de l’interrogation proprement philosophique en la détachant des entreprises qui semblent être situées dans son immédiate proximité, c’est-à-dire des démarches propres aux sciences régionales et de celles relevant de la formation d’une « vision du monde ». À l’encontre de ces dernières, qui partagent avec la philosophie une visée totalisante, Heidegger insiste sur le caractère « scientifique » de l’entreprise philosophie, détermination qui sera conservée tout au long des années 1920, pour être abandonnée seulement lorsque la science sera déterminée de manière unilatérale comme projet ontique de domination. À l’encontre de la prétention des sciences régionales de s’ériger en mesure de toute vérité, il importe, pour Heidegger, de souligner le caractère « originaire » et « préthéorique » de la philosophie et, qui plus est, le fait qu’elle représente une « forme de vie véritable et archontique » (p. 21).

Pourtant, la grande partie des deux cours – voire la quasi-intégralité du cours du semestre d’été 1919 et la moitié du KNS 1919 – est consacrée à la mise en place d’une confrontation, serrée et tenace, avec la philosophie néo-kantienne. La démarcation à l’égard du néo-kantisme, alors dominant dans les Universités allemandes, revêt une importance particulière pour Heidegger : c’est au sein de cette tradition qu’il avait fait ses premières armes en philosophie (ayant soutenu sa thèse d’habilitation sous la direction de Rickert et ayant consacré ses premiers travaux universitaires à la théorie du jugement et de la signification) et c’est cette direction qui avait marqué de son empreinte l’Université de Fribourg, car Rickert y avait enseigné entre 1892 et 1916 avant de succéder à Windelband à Heidelberg. Toutefois, si la délimitation à l’égard de la « philosophie transcendantale des valeurs » (autre désignation de l’école néo-kantienne de Bade) occupe une part considérable de ces cours (les §6-11 du cours du semestre de guerre 1919 et la quasi-totalité du cours du semestre d’été 1919), Heidegger se penche également sur les objections que Paul Natorp, chef de file de l’école néo-kantienne de Marbourg, a soulevées contre la phénoménologie husserlienne.

En effet, c’est en prenant au sérieux les reproches de Natorp – « le seul jusqu’ici à avoir avancé des objections scientifiques dignes de ce nom contre la phénoménologie » (p. 133) – que Heidegger se donne les moyens pour légitimer la prétention phénoménologique de saisir un niveau « anté-prédicatif ». Dans la recension qu’il consacre aux Ideen de Husserl, Natorp conteste la possibilité – décisive pour le discours phénoménologique – d’une appréhension immédiate et absolue des vécus, soutenant que toute tentative de saisir le flux vital a pour effet nécessaire de l’« immobiliser » et donc, de l’objectiver. Si le projet de retrouver la sphère du vécu est légitime aux yeux de Natorp, il importe de reconnaître les contraintes méthodologiques qu’une telle entreprise se doit d’observer. L’accès à la dimension du donné ne peut s’effectuer qu’à travers une reconstruction, qui cherche à approximer – chaque fois de manière plus fidèle – avec des concepts discrets, le continuum vital. Or, pour Heidegger, le défaut fondamental de cette manière de procéder consiste dans le fait qu’elle s’enferme dans la sphère du logique et, partant, se trouve dans l’impossibilité de s’assurer que ce qu’elle « reconstruit » correspond bien au vécu d’avant la reconstruction. Autrement dit, pour qu’une reconstruction soit viable en tant qu’instrument théorique, il faut qu’elle possède un accès antérieur – une pré-saisie – à ce qu’elle cherche à reconstruire. L’orientation objectivante de la démarche de Natorp, qui se traduit dans l’assimilation du comprendre à une conceptualité objectivante (« désignifié ») et du vécu à un donné mort (« dévecu »), l’empêche de faire droit à cette saisie préalable, à cette proximité à soi de la vie qui implique déjà une clarté sur le soi et sur le monde. C’est dans cette familiarité avec soi propre à la vie que s’enracine toute significativité et c’est vers elle que tout comprendre doit retourner.

C’est la même absolutisation du théorique, différemment articulée, qui est responsable pour les impasses dans lesquelles s’est fourvoyé le néo-kantisme de Bade. Or, ce reproche peut paraître à première vue étrange pour autant que l’école badoise, suivant en cela l’impulsion de Fichte, affirme la priorité, dans le système kantien, de la raison pratique à l’égard de la raison théorique et soutient que tout jugement et toute expérience ne sont possibles que pour autant qu’ils sont enracinés dans un « devoir ». En proposant une « critique phénoménologique de la philosophie des valeurs » (p. 162), Heidegger cherche précisément à montrer que cette surenchère du « sollen » n’est nullement exclusive d’une forme de théorétisme. En effet, affirmer « le caractère axiologique de la vérité théorique elle-même » (p. 185), soutenir que « la philosophie est essentiellement une science axiologique » (p. 243) a pour corollaire l’introduction d’une séparation nette et tranchée entre la dimension de la valeur (qui n’est pas, mais valorise – derWert wertet [p. 70]), du devoir-être et du sens, d’un côté, et celle de l’être, du réel et du vécu, de l’autre. Ce clivage, qui assure à la philosophie un domaine propre qu’aucun des savoirs particuliers ne saurait occuper, s’avère pourtant excessif, car il conduit à déchirer les liens qui unissaient l’explanans de l’explanandum et à rendre ainsi l’ensemble du processus explicatif caduc : « Les partisans de la méthode téléologique sont en quelque sorte fascinés par la séparation radicale de l’être et de la valeur et ne remarquent pas qu’ils ont seulement rompu les ponts de façon théorique entre ces deux sphères et se tiennent désormais impuissants sur l’une des deux rives » (p. 80). En effet, pour que le « devoir-être » puisse remplir sa fonction cardinale au sein du processus de la connaissance, il faut qu’il soit attesté, donné. Or, c’est précisément cette problématique que Rickert et ses adeptes doivent nécessairement laisser dans l’ombre à cause de l’orientation dualiste de leur démarche : « Comment se donne en général un devoir-être, quel est son corrélat subjectif ? (…) Tant que la direction originale du vécu du devoir-être, à savoir la donation du devoir-être et l’appréhension du devoir-être, ne sera pas éclaircie, la méthode en elle-même déjà problématique restera obscure en son noyau propre » (p. 68). En revanche, si l’on conteste la rupture entre être et devoir-être qui préside à l’institution de la « téléologie critique », on se donne les moyens pour pénétrer dans le domaine de provenance de tout sens, le lieu d’origine de toute signification que Heidegger assimile dans ces cours à la « vie ». La brèche qui grevait le projet de la « philosophie des valeurs » s’avère ainsi dépourvue de toute teneur phénoménale : la sphère du vécu est d’ores et déjà informée par un logos, alors que, inversement, le logique ne s’extrait jamais tout à fait de la vie. Il est également important de relever qu’au sein de l’école badoise se détache la figure de Lask qui, selon les dires de Heidegger, « cheminait vers la phénoménologie » (p. 228) en tant qu’il cherchait, notamment à travers la notion de l’« Etwas überhaupt », notions reprises par Heidegger dans le KNS 1919, de surmonter le dualisme rickertien du fait et de la valeur.

La conviction qui se détache de ces cours est que les questions centrales de la philosophie ne sauraient trouver une solution à l’intérieur d’un cadre épistémologique. Il s’agit donc pour Heidegger de contester la suprématie du théorique (synonyme d’une forme de dualisme) qui est le signe d’une « destruction du vécu du monde ambiant » (p. 116) et qui, de manière différente, détermine les deux grandes directions assumées par la philosophie néo-kantienne. Pourtant, loin de se réduire à une simple contestation, cette discussion critique avec le néo-kantisme fournit à Heidegger l’occasion de préciser l’orientation particulière qu’il assume au sein de la philosophie contemporaine et nous permet de reconnaître – à l’encontre des récits rétrospectifs de Heidegger qui soulignent la force de l’impulsion gréco-chrétienne – qu’il a conquis sa propre position dans une confrontation (qui a l’appropriation comme un de ses moments) avec le néo-kantisme. Plus encore, la lecture de ces cours nous permet de corriger (ou, en tout cas, de nuancer) une autre thèse centrale de l’auto-interprétation de Heidegger, à savoir que la thèse selon laquelle la question qui a donné son impulsion initiale et qui a soutenu constamment son cheminement intellectuel a été la question de l’être. En dépit du discrédit qu’Être et temps jette sur la question de la vie, qui apparaît en 1927 comme un concept secondaire et dérivé, c’est aux prises avec cette question, dans la tentative de penser le rapport instable et « inquiet » entre vie et philosophie, que Heidegger situe le centre dynamique de sa pensée.

Travaux supplémentaires cités :

Arrien, Sophie-Jan (2014), L’inquiétude de la pensée. L’herméneutique de la vie du jeune Heidegger(1919-1923), (Paris : PUF) 2014.

Arrien, Sophie-Jan et Camilleri, Sylvain (2011), Le jeune Heidegger (1909-1926). Herméneutique, phénoménologie, théologie. (Paris : Vrin)

Gadamer, Hans-Georg (1983), Heideggers Wege. (Tübingen: Niemeyer)

Kisiel, Theodore (1993),The Genesis of Heidegger’s Being and Time. (Berkeley: UC Press)