[amazon_link asins=’2705696105′ template=’CSCP’ store=’cs066b-20′ marketplace=’CA’ link_id=’6c78533c-f968-11e8-9245-17324be3090c’]Georg Simmel, L’argent dans la culture moderne et autres essais sur l’« économie de la vie », textes choisis et présentés par Alain Denault, 2édition,Québec, Presses de l’Université Laval, 2018; 195 p. ISBN 978-2-7637-3279-4

Compte-rendu d’Emmanuel Chaput, Université d’Ottawa, et Fanny Theurillat-Cloutier, Collège Marie-Victorin

Le présent recueil rassemble cinq textes de Georg Simmel initialement inédits en français allant de 1889 jusqu’à la veille de la mort de l’auteur en 1918. Il s’agit de « Sur la psychologie de l’argent » (1889), « La différenciation et le principe de l’économie d’énergie » (1890) qui constitue le sixième chapitre de l’ouvrage De la différenciation sociale –Recherches sociologiques et psychologiques (Über soziale Differenzierung, Sociologische und psychologische Untersuchungen), « L’argent dans la culture moderne » (1896) qui donne son titre au recueil, « L’argent et la nourriture » (1915) rédigé dans le contexte de rationnement lié à l’effort de guerre et,enfin, « Le tournant vers l’idée » (1918) qui forme le second essai de l’Intuition de la vie (Lebensanschauung) récemment traduit intégralement en français chez Payot par Frédéric Joly (2017).

Les textes rassemblés par Alain Denault dans ce recueil peuvent se lire comme autant de résumés, d’abrégés ou de compléments à l’œuvre phare de Simmel, sa Philosophie de l’argent(1999). C’est ainsi d’ailleurs que le présente Denault : « Ils ont pour qualité principale de présenter un condensé de la pensée de Simmel sur l’argent, laquelle, dans son principal ouvrage Philosophie de l’argent(1900), tend à se dissiper à travers l’abondance des cas qu’il traite au fil de ses 600 pages » (4-5). Mais ce qui est présenté ici par Denault comme une qualité des textes choisis peut aussi être vu comme un défaut. Simmel tend en effet à aborder la problématique de l’argent, des valeurs, de la différenciation sociale à travers une accumulation érudite de faits sociaux et historiques, d’images, de métaphores et de parallèles entre des séries d’expériences multiples, plutôt que par une sorte de démonstration déductive ou systématique. Or, un tel déploiement de la pensée s’éclaire souvent d’autant plus facilement qu’il se déploie en longueur et trouve par là le temps de se développer clairement. Une forme plus resserrée rend parfois l’essentiel de l’argument plus difficile à saisir (c’est particulièrement le cas pour le second article de l’ouvrage).

On trouve cependant chez Simmel un accord entre le fond et la forme, dans la mesure où l’abondance des références et des exemples sert justement à montrer la richesse des phénomènes qui tend à se perdre lorsque ceux-ci se trouvent subsumés sous l’universel de l’argent : « quand l’argent devient ainsi le dénominateur commun de toutes les valeurs possibles de la vie, quand la question n’est plus de savoir quelle est leur valeur, mais combien elles valent, leur individualité s’en trouve amoindrie » (30). Voulant justement restituer la valeur individuelle des phénomènes trop souvent réduits à leur valeur d’échange en pièces sonnantes et trébuchantes, Simmel démultiplie les descriptions et les exemples parfois anecdotiques. Mais ce faisant, c’est d’ailleurs là la thèse de Denault qui cherche constamment à souligner la portée critique de l’analyse simmelienne, il tente de faire éclater le carcan de l’économie politique et de sa conception réductrice de la valeur entendue comme valeur monétaire « dans la façon abondante qu’il a de nous donner à voir le torrent de questions que refoule, concentre et recèle la glose pécuniaire » (16). C’est pourquoi la réflexion que déploie Simmel sur la question de l’argent et de la valeur s’inscrit dans une perspective beaucoup plus large que ce que l’on nomme de nos jours la théorie de la valeur en économie, y compris dans le cadre des théories en économie politique dites hétérodoxes ou institutionnalistes. Denault a raison de le noter, Simmel s’inscrit pleinement dans « le courant néo-kantien de la “philosophie de la valeur” » (8). Il s’agit donc d’évaluer la valeur individuelle d’une chose conçue comme fin, et la chaîne de moyens ainsi que le quantum d’énergie nécessaire pour l’atteindre. Dans cette perspective très large qui confère à chaque chose, qu’elle soit matérielle ou idéelle, une valeur propre, l’argent se présente d’abord comme un simple moyen d’atteindre une fin donnée, mais aussi comme un principe d’économie non seulement pour atteindre la fin, mais pour en évaluer la valeur. L’argent présente dès lors une double économie, dans les moyens nécessaires pour obtenir un résultat d’une part – pensons à la différence entre les étapes nécessaires pour récolter un fruit et la simple étape de l’acheter – et d’autre part, dans l’effort psychique d’évaluation – il est en effet plus aisé de comparer les prix entre deux choses que d’évaluer si l’une vaut, indépendamment de son prix, plus que l’autre. De simple moyen à principe d’économie tant pour l’évaluation que l’échange, l’argent devient progressivement équivalent général et fin en soi. Encore une fois, comme étalon de valeur et moyen universel d’échange, l’argent devient lui-même une fin en soi, une valeur recherchée. C’est ce processus historique et psychique faisant progressivement de l’argent une fin à part entière qui explique justement cet appauvrissement du sens et des significations que revêtent les termes d’économie et de valeur dans le cadre de l’économie politique contemporaine que Simmel non seulement retrace, mais critique en montrant qu’il revient à un appauvrissement de la vie de l’esprit et des nuances de l’expérience vécue.

Bien que le rapprochement avec une théorie critique d’inspiration marxienne puisse être tentant, il faudrait cependant parler ici d’une forme d’aliénation esthétique plutôt que politique. C’est d’abord la perte d’une richesse dans l’expérience vécue dans « l’économie de la vie » qui marque le propos de Simmel. On retrouve néanmoins dans le parallèle qu’il tisse entre l’argent et le divin (107) des échos d’une certaine critique socialiste d’inspiration feuerbachienne que l’on retrouve chez Marx (2009, 99) ou Moses Hess (1973, 128). Bien que Denault ne le souligne pas explicitement, les analyses de Simmel se développent cependant tout autant sous l’influence d’un autre philosophe des valeurs qui n’appartient ni à la tradition néo-kantienne, ni à la critique de la valeur d’inspiration marxienne, et à qui pourtant Simmel consacra plusieurs textes dont un certain nombre furent traduits en français (Simmel, 2006) : Friedrich Nietzsche. L’importance de Nietzsche, mais aussi de Schopenhauer et de la philosophie de la volonté, marque en effet de nombreux développements dans les textes ici rassemblés. On y trouve ici chez Simmel véritablement le pouls intellectuel d’une époque aux influences croisées. Mais l’intérêt des textes du recueil n’est pas qu’historique et l’on reste impressionné par l’actualité de certaines anticipations comme cette critique de l’étalon-or près d’un siècle avant son abandon officiel par les États-Unis de Nixon : « il n’y a pas la moindre raison de principe pour qu’un quelconque symbole substitué au signe pécuniaire ne puisse rendre exactement les mêmes services que l’or et l’argent en tant qu’étalons de valeur et moyens d’échange, à partir du moment où le transfert de la conscience de la valeur sur ce symbole a eu totalement lieu » (29). La théorie simmelienne de la monnaie et de l’argent demeure ainsi d’une certaine actualité pour penser le capitalisme financiarisé d’aujourd’hui.

D’autre part, ses réflexions, dans le court texte « L’argent et la nourriture », sur les effets d’une crise mondiale, ici non pas de nature environnementale, mais liée à un contexte de guerre, trouve néanmoins des échos de nos jours :

Ce qui nous a ébranlés dans les premiers jours de la guerre, par-delà tous les dangers, l’inquiétude et la mobilisation de toutes les forces, c’était certes ceci : nous éprouvions le sentiment de vivre un retournement complet de l’histoire mondiale. Nous le ressentions comme un choc physique nous poussant dans une direction totalement nouvelle, dont les buts et les contenus demeurent à vrai dire dans une obscurité impénétrable […] Il n’y a qu’une chose que nous puissions dire de l’avenir : cet instant appelle déjà des dispositions nouvelles et pose de nouvelles exigences qui, ne serait-ce que parce qu’il aura fallu les affronter, constituent nécessairement un élément de la mise en forme de cet avenir. (115)

Si l’on fait abstraction des tout premiers mots de ce passage concernant spécifiquement la guerre, on croirait véritablement entendre là une réflexion contemporaine sur l’anthropocène et les effets de la crise environnementale. Et d’ailleurs, le rapprochement entre la Grande Guerre et la catastrophe environnementale contemporaine n’est pas nouveau, on la retrouve notamment chez Jean-Pierre Dupuis (2004, 11-13; voir également le commentaire de ce passage chez Michel Ratté, 2013, 116 et suiv.). Mais ici, avec Simmel, nous avons droit à l’observation lucide et parfois critique d’un témoin s’intéressant directement, et avec perspicacité, aux effets transformateurs d’une crise vis-à-vis nos préconceptions de la valeur, au renversement de la priorité de la valeur d’échange sur la valeur d’usage par exemple, et à une revalorisation des rapports d’échanges traditionnels.

En cela, le recueil de textes rassemblés par Denault présente tantôt un intérêt historique, tantôt un intérêt philosophique pour sa conceptualisation de la valeur, tantôt un intérêt d’actualité dans la mesure où les questionnements qui animent Simmel et les réflexions qu’il développe face aux développements d’une modernité qui ne nous est nullement étrangère, mais font certainement de lui, malgré la distance temporelle, notre contemporain.

Travaux supplémentaires cités

Dupuy, Jean-Pierre (2004). Pour un catastrophisme éclairé, (Paris : Seuil).

Hess, Moses (1973). « L’Essence de l’argent » dans Elisabeth de Fontenay, Les Figures juives de Marx, (Paris : Galilée), p.109-148.

Marx, Karl (2009). Le Capital Livre I, (Paris : PUF).

Ratté, Michel (2013). « Le catastrophisme rationnel de Jean-Pierre Dupuy et le problème de son Bergsonisme » dans Caroline Joly (dir.), La Technoscience et ses enjeux, (Montréal : Éditions libres du carré rouge), p.107-142.

Simmel, Georg (1999). Philosophie de l’argent, (Paris : PUF).

Simmel, Georg (2006). Pour comprendre Nietzsche, (Paris : Gallimard/Le Promeneur).

Simmel, Georg (2017). Intuition de la vie, (Paris : Payot).