[amazon_link asins=’0199646880′ template=’CSCP’ store=’cs066b-20′ marketplace=’CA’ link_id=’1dfd10c0-67f6-11e8-aa1b-3f9463b6a48e’]Thomas Fuchs, Ecology of the Brain. The Phenomenology and Biology of the Embodied Mind, Oxford, Oxford University Press, 2018; 336 pages. ISBN: 978-0199646883

Compte rendu de Stefan Kristensen, Université de Heidelberg

Thomas Fuchs est titulaire de la chaire « Karl Jaspers pour les fondements philosophiques de la psychiatrie » à la Clinique universitaire de psychiatrie à Heidelberg. En digne héritier de Jaspers, il occupe une position académique à la fois philosophique et psychiatrique. Après une thèse d’histoire de la médecine, publiée en anglais en 2001, sur la circulation sanguine chez Thomas Harvey et René Descartes, il a publié depuis les années 1990 grand nombre d’études notamment sur la mémoire corporelle, la schizophrénie et la dépression qui articulent une perspective phénoménologique renouvelée et une expérience psychopathologique solide. Il publie en 2008 un ouvrage important, réédité plusieurs fois, intitulé Le cerveau, un organe de relations où il propose une théorie phénoménologique du cerveau en tant qu’organe de la subjectivité. En 2018, paraît une version fortement retravaillée en anglais, et c’est l’occasion de faire le point sur une pensée actuelle incontournable en Allemagne et dans le monde anglo-saxon et qui trouve de plus en plus de lecteurs en France ; Thomas Fuchs était le centre en juin 2016 d’une journée d’étude organisée par l’École française de Daseinsanalyse, et le cercle de ses lecteurs s’étend de plus en plus.

La pensée de Fuchs est étroitement liée à la pratique scientifique et clinique, tant dans la formulation des problématiques que dans le style d’argumentation et d’écriture. En ce sens, il puise principalement à deux sources : d’une part, la phénoménologie merleau-pontienne dans ses positions fondamentales, avant que ce dernier ne se pose la question d’une ontologie fondamentale et, d’autre part, dans la tradition de l’anthropologie philosophique, en particulier dans l’œuvre de Helmut Plessner, mais aussi celle de Karl Jaspers. L’ouvrage ici en question combine de manière efficace ces deux matrices à partir desquelles il soumet les présupposés des neurosciences actuelles à un examen très rigoureux. L’entreprise d’une réelle phénoménologie du cerveau est suffisamment radicale et rare pour qu’on espère lui voir occuper une place centrale dans les débats contemporains sur la subjectivité et sur les neurosciences. Son livre a pour vertus non seulement de donner les armes nécessaires pour se libérer de toute tentation physicaliste ou positiviste en matière de neurologie, mais encore de montrer de manière très rigoureuse comment concilier la recherche neurologique la plus récente avec la thèse que la dimension de l’expérience est irréductible.

En bon merleau-pontien, Fuchs a divisé son ouvrage en deux parties : la première est, à l’instar de la partie introductive de la Phénoménologie de la perception, une réfutation très percutante de ce qu’il nomme le « réductionnisme neurobiologique », alors que la seconde déploie sa théorie du cerveau comme un organe de nos relations, le corps comme organe de l’être vivant et le corps comme organe de la personne. Il s’agit d’une théorie écologique au sens le plus profond de ce terme, à la fois biologique, psychique et social, en référence à la fois à Gregory Bateson et à Jakob von Uexküll et sa conception du milieu (Umwelt) et des rapports du milieu et du sujet vivant. La démarche de Fuchs montre que la démarche phénoménologique est particulièrement bien placée pour formuler une conception qui tienne compte de toutes les dimensions du problème. En l’occurrence, la question est celle du rôle joué effectivement par le cerveau dans la vie du sujet.

La première partie passe au tamis les présupposés et les thèses « neuroconstructivistes », ou ce qu’il appelle aussi le « réductionnisme neurobiologique ». Ces deux chapitres sont aussi prévisibles qu’efficaces. Il s’agit en effet de montrer toute l’absurdité de l’idée, pourtant dominante aujourd’hui, que c’est le cerveau qui accomplit les actions qui étaient imputées traditionnellement à l’esprit. Dans le premier chapitre, intitulé « Cosmos dans la tête ? », il s’agit de démasquer l’épistémologie implicite de l’idéologie neurologique actuelle, selon laquelle la réalité phénoménale est un reflet ou une reconstruction interne du monde extérieur. La force de la stratégie de Fuchs ici est de montrer qu’il s’agit d’un idéalisme constructiviste à l’opposé des prétentions empiristes et scientifiques de ses promoteurs : comme il l’écrit avec une pointe d’ironie, « la chambre idéaliste de la conscience et le monde neurobiologique intérieur du cerveau se correspondent étonnamment bien » (p. 8 ; les extraits cités sont traduits par moi). Cette idée saugrenue du monde comme construction intérieure est attaquée en trois étapes, avec à chaque fois comme arme fatale l’argument du caractère « énactif » de la perception, à savoir que la perception n’est pas d’abord un enregistrement plus ou moins fidèle de la « réalité », mais une action du corps. De fait, le cerveau seul ne perçoit rien – c’est toujours le corps comme totalité qui perçoit. Le courant « énactif » dans la philosophie contemporaine est représenté aujourd’hui par des figures telles que Evan Thompson, Uriah Kriegel, ou encore Fuchs lui-même, qui ont en commun de se référer à l’œuvre de Francisco Varela. Les thèses centrales sont que la perception est une forme d’action et que l’organisme vivant est une unité avec une capacité d’autoproduction, ou autopoïèse. Cette capacité est précisément ce qui le définit également comme un soi, comme une unité individuelle avec une perspective sur le monde.

Fuchs élabore sa critique sur la base des conceptions de Varela, mais c’est la conclusion de ce chapitre qui attire le plus l’attention : dans le dernier paragraphe du chapitre, Fuchs pose la question de l’enjeu de ce conflit. Ne pourrait-on pas, d’un côté, accepter la théorie scientifique selon laquelle la réalité subjective est une construction de notre cerveau et, de l’autre côté, continuer notre vie quotidienne comme si notre perception s’ajustait effectivement à notre environnement ? La réponse qu’il propose est éthique : en acceptant l’idée que la réalité partagée par les sujets humains est une construction virtuelle, nous nions par là notre autonomie et notre confiance en nous-mêmes, « notre propre jugement et confiance envers le monde est alors fondamentalement ébranlé ». C’est comme si, écrit-il, « nous sommes blâmés ou même méprisés parce que nous ne percevons pas les choses comme la science le voudrait » (p. 28). Ainsi, en dernière analyse, « la question de ce qui est “réellement réel” » est une question éthique qui implique une position sur l’autonomie du sujet, sur l’attitude à l’égard d’autrui et du monde. Dire que l’enjeu est le sens même de l’existence humaine peut paraître trivial, mais c’est tout de même significatif, notamment dans la perspective du propos du livre, qui est de présenter le cerveau comme un organe de relations et de justifier par là une théorie écologique des tissus neuronaux.

Dans le deuxième chapitre, intitulé « Le cerveau en tant qu’héritier du sujet ? », ce sont les thèses du constructivisme neurobiologique qui subissent trois secousses irréparables : d’abord un rappel du caractère irréductible de la subjectivité, puis la mise en évidence des erreurs catégoriales du réductionnisme et enfin une analyse de la structure de l’action et une réfutation du déterminisme neurobiologique. En réaffirmant l’irréductibilité de la subjectivité, Fuchs met l’accent sur le sentiment de soi sur le plan corporel-affectif, également connu comme « soi minimal », en référence au concept d’auto-affection décrit par Michel Henry dans son Essence de la manifestation. La nuance particulière de Fuchs sur ce concept est un accent posé sur l’affectivité, qui contraste avec d’autres acteurs du débat, notamment Dan Zahavi, qui tendent à privilégier le sujet connaissant. En lien avec l’argument de la première personne, Fuchs offre une critique efficace de l’usage en neurosciences du concept de « représentation » ou de « carte » en montrant que ce concept implique nécessairement une instance subjective pour qui elle fait sens. « Ainsi, si la notion de représentation devait servir à éliminer l’expérience subjective ou à identifier les états subjectifs à des états cérébraux, le neurologue perd de vue la condition préalable de sa recherche : sa propre subjectivité » (p. 43). L’oubli de la présence et de l’activité du scientifique qui fait l’expérience évoque aussi les prises de position de Merleau-Ponty dans les chapitres introductifs de la Phénoménologie de la perception.

Les erreurs catégoriales liées à l’identification du sujet avec son cerveau sont l’erreur méréologique où le cerveau, qui est une partie du corps, est pris pour le tout, et l’erreur de localisation où l’on imagine que la perception se passe au même endroit que le stimulus cérébral. Ces deux erreurs sont liées dans la mesure où il s’agit à chaque fois de ne pas confondre le lieu où une activité neuronale se produit et l’espace de l’expérience elle-même. Chaque fonction particulière de la conscience est aussi en même temps une fonction de la totalité du sujet. Le déterminisme si puissant dans les discours neurobiologiques actuels s’appuie encore aujourd’hui sur les expériences de Benjamin Libet, qui montrait dans les années 1980 que la disposition à l’action est visible dans le cortex environ une demi-seconde avant que la personne ne déclenche consciemment l’action. Sur cette base, il pensait démontrer que nos actions sont déterminées par un mouvement cérébral qui précède le mouvement de la volonté ; or cela suppose l’existence d’une instance telle qu’un Ego cartésien qui serait un pilote dans l’espace cérébral, alors que le cerveau remplit une fonction dans une totalité qui est celle du sujet corporel. Ainsi, Fuchs réinterprète l’expérience de Libet pour montrer que les mouvements cérébraux anticipatoires sont ceux d’une disponibilité à l’action et non pas le signe d’une détermination causale de l’action. La description neurobiologique explique seulement un mouvement corporel « comme événement physiologique », mais en aucun cas comme action, puisque cela suppose des éléments complexes tels que les désirs, les pensées et les affects de la personne.

Au début de la seconde partie, consacrée pour l’essentiel à la description des fonctions et de la nature du cerveau dans un sujet incarné, Fuchs développe sur quelques pages sa conception de la vie et de son rapport à la subjectivité. Il écrit que « quoi que nous prévoyions ou fassions consciemment, nous vivons sur la base d’un arrière-fond inconscient corporel que nous ne sommes jamais capables de révéler entièrement à nous-mêmes » (p. 71). Merleau-Ponty est cité dans ces passages, notamment pour sa conception des habitudes et de la mémoire corporelle. Mais Fuchs évite soigneusement la notion de « chair » et plus généralement le projet d’une ontologie fondamentale du sensible. Plus précisément, il délimite le territoire d’une ontologie moniste, mais sans y entrer ; il soutient la thèse selon laquelle notre corps biologique et notre corps vécu forment deux côtés et non pas deux substances ontologiquement distinctes. Comme alternative au dualisme ontologique du « mental » et du « physique », il substitue une « dualité d’aspect ». Le corps-comme-objet et le corps-comme-sujet sont les deux aspects « de l’être vivant comme unité ontologique, en tant qu’elle est manifestée, entre autres choses, par la coextensivité fondamentale du corps subjectif et du corps physique » (p. 80). Cette coextensivité fonde le parallélisme psycho-physique, le fait qu’un état cérébral coïncide avec l’état mental dont il est le support. Fuchs introduit un « monisme médiatisé » où l’organisme vivant est une unité fondamentale, mais qui apparaît nécessairement sous un aspect à l’exclusion de l’autre, une conception qu’il puise chez le Merleau-Ponty de la Phénoménologie de la perception, mais surtout chez Plessner et son ouvrage aussi crucial que méconnu, Les Degrés de l’organique et l’Homme (1928).

Selon Fuchs, il n’est ni nécessaire ni possible dans cette perspective de s’interroger sur la nature profonde de cet être dual. Il n’élabore pas les raisons pour lesquelles il renonce à poser la question d’une ontologique fondamentale, mais on peut avancer sans trop de risques l’hypothèse suivante : ce qui définit le vivant est précisément la dualité d’aspect, et pour cette raison, il n’y a pas de point de vue à partir duquel la nature unitaire de cet être pourrait apparaître, puisque la dualité d’aspect pose une alternative exclusive sur le plan épistémologique, soit la perspective en première personne, soit en troisième personne. La dualité d’aspect est aussi une dualité de perspective et, par conséquent, l’interrogation sur l’essence du vivant retombe à chaque fois sur l’une des deux perspectives ; elle est donc vouée à manquer l’unité dont elles sont les aspects. La conclusion ontologique tirée par Fuchs repose en effet sur le concept de vie. Le vivant est constitutivement un phénomène biface, à la fois objet d’une expérience subjective et processus physiologique observable de l’extérieur. « Sur le plan épistémologique, ces aspects sont complémentaires, c’est-à-dire que les descriptions respectives de l’un et de l’autre ne sont pas transférables et ne montrent que certaines corrélations et similarités structurelles. […] Puisque l’organisme vivant et sa vie forment la fondation de chacun des deux aspects, l’aspect dual ne signifie pas un dualisme ontologique, mais un monisme médiatisé [mediated monism], ou bien en termes hégéliens, une unité dialectique d’unité et de diversité : les aspects sont les caractéristiques objectivement distinctes d’un seul et même être vivant. » (p. 80) La réalité fondamentale est celle de la vie, et la vie donne lieu à deux manifestations distinctes du même être. Mais comme il n’existe pas un point de vue à partir duquel on pourrait décrire l’unité de cet être, l’attitude phénoménologique barre le chemin d’une interrogation ontologique fondamentale, comme celle tentée par Merleau-Ponty avec la notion de chair.

La thèse de la dualité d’aspect est transversale ; elle concerne autant le plan biologique, le plan psychique que le plan des relations sociales. Sur chacun de ces plans, le vivant que nous sommes peut être considéré du point de vue de l’agent en première personne ou d’un point de vue externe. Ces deux aspects ne coïncident pas bien qu’ils soient coextensifs ; mais leurs relations sont plus riches qu’une simple correspondance ou corrélation. On constate une causalité circulaire à chacun des niveaux, ainsi qu’entre les niveaux. Par exemple, sur le plan biologique, les recherches contemporaines en neurologie ont établi le fait de la plasticité cérébrale ; or c’est bien les expériences (en première personne) qui font évoluer les tissus cérébraux qui permettent par leur structure que l’expérience en question ait lieu. Cette notion de causalité circulaire mérite un détour. C’est par là que s’explique la nature spécifique du vivant : les deux aspects du vivant sont liés par une causalité d’un genre particulier ; l’aspect organique et l’aspect subjectif sont non seulement les deux faces d’une même pièce, mais ces deux faces sont en interaction constante comme le montrent les recherches les plus récentes sur la plasticité cérébrale et sur l’épigénétique. En langage plus métaphorique, on peut dire que la relation de causalité réciproque et circulaire relie et retourne sur eux-mêmes les deux feuillets de l’être dont parlait le dernier Merleau-Ponty.

La causalité circulaire est de deux types, verticale et horizontale. Verticale au niveau de l’être vivant, reliant le niveau moléculaire, cellulaire et organique pour constituer la totalité de l’organisme, et horizontale pour les relations de l’organisme et de son milieu. La causalité horizontale est également à plusieurs niveaux : au niveau moléculaire, au niveau des organes et de l’organisme entier. Ces causalités circulaires caractérisent en propre le vivant. Elles se distinguent de la causalité linéaire où l’effet est prévisible dès qu’on connaît la cause, et forment ensemble ce que Fuchs appelle la « causalité intégrale de la vie ». Parler de causalité circulaire implique naturellement un élargissement de la notion même de causalité : cause efficiente, mais aussi cause formelle et implication. Cette causalité circulaire décrit la manière dont l’expérience participe à former les structures physiologiques qui la rendent possible en retour. Fuchs donne l’exemple apparemment simple de dire une phrase : d’une part, les mouvements de ma langue et de mon larynx ont pour cause efficiente la production d’un neurotransmetteur spécifique dans les muscles concernés, l’acétylcholine. En ce sens, il y a une causalité effective ; mais en sens inverse, on peut dire, souligne Fuchs, que ma langue et mon larynx se meuvent en raison du fait que je parle. Or cette causalité-là est de l’ordre d’une cause sélective : « les muscles sont toujours prêts à une excitation, ils pourraient se contracter d’une multitude d’autres manières, mais ils sont impliqués dans une dynamique supérieure hautement sélective » (p. 96). Il y a une double direction du haut vers le bas, qui organise les mouvements musculaires et physiologiques, et du bas vers le haut, qui réalise les mouvements donnant lieu aux sons et modulations de la parole. Une structure analogue caractérise l’ensemble des dimensions du vivant, comme par exemple la relation entre les gènes et l’organisme : la structure génétique sélectionne et contrôle la composition des organes, tandis que la configuration globale de l’organisme participe à définir quels gènes seront pertinents pour son développement.

C’est l’unité de ces mouvements circulaires qui fait l’intégrité du sujet humain, dans son interaction constante avec son milieu, et le cerveau joue un rôle central dans ces processus. Il joue le rôle d’un transformateur, ou d’un médiateur, en ce sens qu’il transfère les mouvements qui se produisent au niveau supérieur vers les niveaux inférieurs, et inversement, en les rendant agissants à chaque niveau. Ce rôle du cerveau se constate aussi sur le plan de la causalité horizontale, à savoir des interactions entre l’organisme et son milieu. Ainsi, le cerveau permet à l’organisme de créer et de maintenir des capacités pour lesquelles il serait absurde de chercher des déterminations causales linéaires, précisément parce qu’elles s’exercent dans des contextes différents. Les cercles de la causalité circulaire ne sont pas des boucles fermées, mais ouvertes, puisque l’installation d’une capacité est aussi en même temps l’anticipation d’une tâche à venir, d’un potentiel. La fonction du cerveau est de transformer par exemple des structures perçues en excitations neuronales, c’est-à-dire de traduire des mouvements qui ont lieu à un certain niveau de l’existence de l’organisme vers un autre niveau. Elle n’est pas de stocker et de traiter de l’information. Si c’était le cas, une forme de causalité linéaire pourrait s’appliquer, ce qui n’est précisément pas le cas. Le cerveau permet « l’intégration centrale de ces excitations, à savoir leur résonance avec des patterns d’activation préfigurés et leur connexion avec des substrats de mémoire, d’évaluation, etc., voilà ce qui produit l’état complexe de fonctionnement du cerveau qui, à son tour, est corrélé avec la perception consciente » (p. 159). Mais c’est seulement l’état conscient qui contient des significations, en aucun cas les états neurophysiologiques. C’est ainsi que Fuchs définit finalement le cerveau comme organe de résonance, « dont les oscillations rythmiques établissent continuellement une cohérence entre l’organisme et l’environnement » (p. 166), ce qui renvoie à la conception aristotélicienne de la perception, exposée dans le De Anima, où l’organe de la perception unitaire, la notion de forme (eidos) décrit bien l’opération du cerveau qui consiste précisément à transférer des formes d’un niveau à l’autre. Cela s’applique particulièrement bien aussi lorsqu’on pose la question du rôle du cerveau dans le contexte intersubjectif et social.

Sur le plan épistémologique, l’argumentation de Fuchs est fondée sur l’idée plessnerienne d’« immédiateté médiate » de la relation entre sujet et objet, à savoir une relation où un lien de médiation est nécessaire pour établir le caractère direct et immédiat de la relation. La médiation du cerveau est nécessaire pour nous donner la conscience d’un rapport direct avec les choses. Voilà qui permet de donner un sens différent au réalisme philosophique : nous ne sommes pas dans l’alternative d’un enfermement dans la boîte de l’esprit ou dans la posture d’une caméra qui enregistre passivement les choses au dehors. Ce qui permet à la perception de nous mettre en contact direct avec les choses, c’est précisément la distance et la marge de manœuvre que crée l’activité cérébrale. Ce réalisme est fondé aussi sur le fait de l’intersubjectivité de notre rapport aux choses – « les processus multiples de médiation et de transformation, qui sous-tendent ma perception, peuvent aussi devenir le fondement d’une réalité partagée » (p. 171). Le cinquième chapitre est tout entier consacré à cette question des rapports entre les structures sociales et culturelles du développement neuronal.

On pourrait continuer longtemps à dégager les richesses de cette « écologie du cerveau ». Il subsiste à la fin de la lecture une légère frustration. D’un côté, comme ma lecture en témoigne, l’ouvrage est lui-même d’une écologie parfaite, mais de l’autre côté, on ne peut pas s’empêcher de se demander ce qu’il adviendrait d’une confrontation avec les thèses de Bergson sur le cerveau, ou bien avec l’une ou l’autre approche issue de la psychanalyse s’agissant de la question de l’affectivité ou des pulsions. Par exemple, Fuchs évoque la notion spinozienne de conatus pour désigner l’activité spontanée et autonome de la vie que nous constatons en nous-mêmes lorsque nous avons faim, soif ou que nous éprouvons un désir sexuel. Il écrit à ce propos que « nous faisons l’expérience en nous-mêmes d’une source de devenir, une origine de la spontanéité et du mouvement dont nous ne pouvons pas prendre possessions », et que « notre histoire de vie individuelle commence avec une préhistoire inconsciente du soi » (p. 71). Il souligne clairement la thèse selon laquelle il y a un fond indistinct sur lequel le monde apparaît et que ce fond est le corps-sujet. Mais le fait même de saisir ce fond comme celui du corps individuel, puis de traiter de l’intersubjectivité comme une complexification de cette dimension occulte le fait que, précisément, les structures et les rapports de force intersubjectifs jouent un rôle essentiel dans la boucle causale qui caractérise notre subjectivité. Et dès lors qu’on pose cette question, celle de la composition concrète du fond indistinct sur lequel nos actes prennent sens, on est dans le champ investi depuis une centaine d’années par la psychanalyse.

Justement, à travers sa démarche orientée principalement contre le réductionnisme neurobiologique, Fuchs permet de clarifier et de comprendre les enjeux d’un dialogue entre la phénoménologie et la psychanalyse. En quoi consiste le fond indistinct de l’existence humaine ? Quelle est la part du biologique, de l’affectif et du social ? Comment le corps manifeste-t-il les mouvements inconscients qui agitent les individus et les groupes ? Avec l’ouvrage de Fuchs, on a l’interlocuteur phénoménologue pour la psychanalyse de groupe de Didier Anzieu, pour la psychosomatique analytique de Pierre Marty et de Françoise Dolto ou encore pour la schizo-analyse de Félix Guattari et Gilles Deleuze, pour évoquer quelques exemples des propositions élaborées dans la seconde moitié du siècle passé. Mais il s’agit d’un interlocuteur qui tient au postulat de l’unité du corps propre et à la continuité entre l’inconscient et le conscient, qui reste fermement ancré sur le terrain de la description de l’expérience et reste à une prudente distance de toute tentation spéculative. À nous lecteurs aventureux de nous saisir de cet outil d’autant plus utile que sa forme est achevée. La frustration possible ressentie à la lecture se laisse facilement convertir en énergie créative.

 

Travaux supplémentaires cités

Fuchs, Thomas (2001), The Mechanization of the Heart : Harvey and Descartes. (Rochester University Press).

Fuchs, Thomas (2009), Das Gehirn, ein Beziehungsorgan, (Stuttgart : Kohlhammer).

Plessner, Helmut (2017), Les degrés de l’organique et l’Homme, trad. Pierre Osmo. (Paris : Gallimard).

Zahavi, Dan (2015), Self and Other. Exploring Subjectivity, Empathy, and Shame (Oxford : Oxford University Press).