[amazon_link asins=’2130631827′ template=’CSCP’ store=’cs066b-20′ marketplace=’CA’ link_id=’165491ee-14b4-11e8-a521-4b90dd1ea7f6′]Chantal Jaquet, Les transclasses ou la non-reproduction, France, Presses universitaires de France, 2014; 237 p. ISBN: 978-2130631828

Compte-rendu de Marie-Hélène Desmeules, Université Concordia

Chantal Jaquet nous propose, dans Les transclasses ou la non-reproduction, un essai sur les « transclasses », c’est-à-dire les individus qui changent de classe sociale au cours de leur vie. Ce livre constitue un contrepoint à la théorie bourdieusienne de la reproduction sociale, selon laquelle les individus tendraient au cours de leur vie à rester dans leur classe sociale d’origine, et réussit à mettre de l’avant, notamment grâce à des exemples littéraires ou biographiques, plusieurs trajectoires de non-reproduction sociale. La première partie du livre est ainsi consacrée à l’identification des causes de la non-reproduction sociale, alors que la seconde porte sur la description de la complexion du transclasse.

Pour expliquer comment la non-reproduction sociale est possible, l’auteure cherche les causes qui seraient en mesure de contrecarrer le poids des institutions et des habitus acquis, que Bourdieu identifiait comme causes de la reproduction sociale. Elle commence par examiner les causes qui sont communément mises de l’avant pour expliquer la possibilité de la non-reproduction sociale, et ce, afin de vérifier si elles sont bel et bien en mesure d’en rendre compte. C’est d’abord l’ambition qui est analysée comme cause potentielle de la non-reproduction. Si dans nos sociétés libérales l’ambition est promue et censée expliquer notre réussite ou notre échec social, l’auteure critique de façon pertinente et éclairante le recours à celle-ci pour expliquer la non-reproduction. Elle souligne que l’ambition est l’une des modalités de notre puissance d’agir, mais que toute puissance d’agir ne prend pas toujours cette forme. Il s’ensuit que recourir à l’ambition pour expliquer la non-reproduction ne fait que repousser d’un cran le problème : qu’est-ce qui explique que parfois, notre puissance d’agir prenne la forme de l’ambition? L’ambition étant elle-même constituée par des causes extérieures, ce sont ces causes que nous devrions à ses yeux identifier pour expliquer la non-reproduction.

C’est ensuite le mimétisme qui est analysé comme cause potentielle de la non-reproduction sociale. Cependant, l’explication de la non-reproduction sociale par recours au mimétisme pose également problème à ses yeux. Pour imiter une autre classe sociale, encore faut-il que l’enfant ait sous les yeux un modèle différent de celui de sa classe d’origine. Or, bien souvent, le milieu d’origine s’impose comme seule réalité à ceux qui en font partie. L’auteure admet qu’il est possible qu’au sein du milieu familial élargi, un autre membre de la famille puisse être un transclasse et constituer un modèle à imiter. Mais cette explication ne fait que repousser, encore une fois, le problème d’un cran : un premier parent a dû sortir de sa classe d’origine sans lui-même avoir eu un modèle familial.

L’auteure rappelle alors l’importance du milieu scolaire, où l’enfant découvre des modèles qui rompent avec son milieu d’origine. Seulement, l’auteure souligne qu’afin que le milieu scolaire favorise une non-reproduction, certaines conditions socio-économiques (bourses, internat, etc.) et socioculturelles (immersion dans un autre milieu, enseignement intensif, etc.) sont nécessaires. À ce titre, l’auteure souligne que ces conditions doivent par ailleurs favoriser la confiance des élèves en leurs propres capacités – et elle souligne à ce titre l’importance des processus de distinction et d’excellence (les concours par exemple).

L’auteure propose surtout, en faisant un retour à la théorie spinoziste des affects, d’analyser l’influence des affects à l’œuvre dans la non-reproduction. Si les affects augmentent ou diminuent la capacité d’agir de chacun (p. 64), certains affects devraient donc augmenter la capacité d’agir à l’encontre de la reproduction et rendre possible la non-reproduction. L’auteure considère plusieurs affects (dont l’amour, l’amitié et la honte) qui poussent et tirent le transclasse hors de sa classe d’origine. L’auteure prend toutefois garde à ne pas réduire ces affects à l’individu : ceux-ci sont aussi suscités par l’environnement dans lequel se trouve le transclasse. En ce sens, l’auteure réussit à éviter une psychologisation des causes de la non-reproduction, voire une naturalisation de celle-ci : tout ne revient pas à la « bonne » ou « mauvaise » nature du transclasse, l’environnement favorisant ou empêchant la naissance des affects liés à la non-reproduction. De plus, l’auteure prend soin de montrer que ce n’est pas seulement l’individu qui se meut vers ou à l’encontre d’un milieu social : c’est aussi le milieu social qui peut le rejeter ou l’encourager.

Nous comprenons ainsi, au terme de cette première partie, que la trajectoire de la non-reproduction ne s’explique pas seulement à partir de l’individu : les milieux sociaux participent aussi à la non-reproduction sociale. Nous ne pouvons pas non plus penser les causes socioéconomiques et culturelles de la non-reproduction sans considérer comment celles-ci interagissent avec les affects du transclasse, et donc avec sa capacité d’agir. Pour décrire le transclasse sans occulter cet enchevêtrement de rapports complexes entre les individus et les milieux, l’auteure refuse donc l’emploi du terme « génie », terme qui correspond à une vision trop individualiste des causes de la non-reproduction. Elle lui préfère les termes d’« ingenium » et de « complexion », qui désignent le fait qu’il y a un ensemble de déterminations qui participent à la vie du transclasse (p. 102).

C’est à la description de la complexion du transclasse qu’est consacrée la seconde partie du livre. Le transclasse se démarque d’abord par le fait que son identité n’est pas fixe, mais change dans le temps. Cette désidentification se jouerait en un double sens : il est à la fois arraché à sa classe d’origine et à l’identité qu’il pouvait y avoir, tout en ne s’identifiant jamais tout à fait au milieu d’arrivée. À ce titre, l’exemple du transclasse permet de remettre en question les identifications statiques qui renvoient à des catégories sociales ou à des identités personnelles fixes. Cette désidentification – l’auteure parle d’une « déconstruction » du moi social et individuel – ne lui serait cependant pas propre, et serait plutôt une condition anthropologique commune. Seulement, le transclasse serait un exemple manifeste du fait que les caractéristiques personnelles ou sociales que l’on croit naturelles sont en fait acquises (p. 119).

À ce titre, le passage serait l’une des caractéristiques fondamentales du transclasse. Déjà en ce que le transclasse passe d’une identité à une autre. Mais aussi en ce que le transclasse peut « se faire passer pour » autre qu’il n’était à l’origine. Elle emploie alors le terme « passing », qui est habituellement réservé à celui qui passe pour un individu appartenant à un autre groupe racial ou ethnique (la personne de couleur qui passe pour un blanc) ou à un autre genre (la femme qui passe pour un homme). Le transclasse passerait pour un individu appartenant à une autre classe sociale.

Le transclasse réussirait ainsi à s’adapter à ses milieux et acquerrait les habitudes, les affects et les pratiques propres à plusieurs classes sociales. Mais l’auteure prend soin de souligner que le passage ne se fait pas sans heurts. Son expérience est aussi celle d’une inadaptation à ses deux milieux sociaux. Ni tout à fait le même depuis qu’il a quitté son milieu d’origine, ni tout à fait comme ceux qui sont nés dans son milieu d’arrivée, le transclasse a acquis les habitudes de deux milieux sociaux. C’est pourquoi Chantale Jaquet insiste, dans la seconde partie de la description de la complexion du transclasse, sur « l’entre-deux » qui caractériserait le transclasse. Elle veut ainsi briser l’image linéaire du parcours du transclasse qui passerait simplement d’un milieu d’origine à un milieu qui ferait office d’arrivée. Son ethos est au contraire celui d’une double distance par rapport au milieu d’origine et d’arrivée. Toujours en écart avec les milieux sociaux, il n’a jamais tout à fait l’aisance de son milieu d’arrivée, ni ne se retrouve tout à fait dans son milieu d’origine. Il est ainsi « toujours », nous dira l’auteure, « déplacé, décalé, à la recherche de son lieu d’être » (p. 149).

Du point de vue affectif, cet entre-deux se caractérise par des états dans lesquels persistent des affects contraires, ce que l’auteure nomme « fluctuatio animi » (p. 155). Il a en effet des attitudes ambivalentes qui sont redevables des deux classes entre lesquelles il se situe. L’un des exemples les plus frappants, que l’auteure reprend à Camus, est l’expérience ambivalente de la honte de son milieu d’origine et de la honte d’avoir honte de ce milieu d’origine. L’auteure explique que si la première honte vient du regard moral que la classe d’arrivée porte sur la classe d’origine, la seconde vient du regard moral que le milieu d’origine adresserait au transclasse pour avoir ainsi pu dévaluer son milieu d’origine.

Contre la honte et l’aliénation qui peut s’attacher au transclasse, et dressant ainsi un parallèle avec l’expérience des Noir.e.s et des homosexuel.le.s aux États-Unis, l’auteure propose que le transclasse entre dans un processus de coming out, dans lequel il afficherait sa fierté de son être. Il pourrait ainsi lutter contre la naturalisation et l’infériorisation des classes dominées et se faire le porte-parole de sa classe d’origine. Sans non plus idéaliser ou s’enorgueillir de sa classe d’origine (ni d’ailleurs de sa classe d’arrivée), le transclasse pourrait prendre appui sur son « sentiment d’injustice devant l’inégalité des hommes », de son « mal aux autres » dira l’auteure (p. 204), afin de faire de sa situation d’entre-deux un « levier », un vecteur de transformation sociale. L’auteure prend alors la trajectoire d’Annie Ernaux et de Bourdieu comme exemples de transclasses ayant ainsi essayé d’être eux-mêmes à travers les autres entre lesquels ils se situaient.

Dans un livre foisonnant d’exemples, l’auteure reprend à son compte plusieurs récits fictifs ou autobiographiques, dont nous signalons la riche diversité : Nella Larsen (Clair-obscur), Annie Ernaux (La honte), Richard Wright (Black Boy), John Egdar Wideman (Suis-je le gardien de mon frère?), pour n’en nommer que quelques-uns. Néanmoins, si l’auteure avait annoncé vouloir éviter les termes « ascension » ou « déclassement » et préférer le préfixe « trans » – qui désigne simplement le passage – pour éviter d’entériner des jugements axiologiques sur les classes sociales, il faut souligner que son propos ne prend appui que sur des cas d’« ascension » sociale. Si l’auteure souhaitait mettre de l’avant les transclasses de façon neutre, il eut été important, nous semble-t-il, de présenter des exemples plus variés de transclasses.

Ajoutons que l’auteure termine son propos sur une note qui pourrait paraître étonnante, mais qui constitue un geste tout à fait cohérent avec la thématique abordée. Elle refuse alors l’idée selon laquelle l’addition de facteurs de discrimination comme le sexe, la race ou l’orientation sexuelle rendrait simplement plus difficile la non-reproduction (p. 225), et soutient que ces autres facteurs peuvent certes empêcher, mais aussi parfois favoriser des trajectoires de non-reproduction sociale. Elle transforme ainsi en occasion ce qui est habituellement perçu comme un handicap à la non-reproduction sociale. L’un des exemples qu’elle reprend est celui de la fille de paysan qui doit quitter son milieu d’origine parce que c’est l’enfant mâle qui est l’héritier légitime de la terre ou qui réussit mieux à l’école parce qu’elle se soumet plus facilement que les garçons aux normes du système éducatif, et qui peut ainsi profiter de ces occasions pour ne pas reproduire sa classe sociale d’origine. Le fait que le jeu de classement et déclassement ne soit pas toujours équivalent aux déterminations que sont le sexe, la race et l’orientation sexuelle lui sert alors d’appui pour conclure à l’irréductibilité des luttes sociales, féministes, homosexuelles ou raciales (p. 228). Alors qu’habituellement l’irréductibilité des luttes est prouvée en montrant que ces facteurs, lorsqu’ils sont additionnés, marginalisent davantage les individus, l’auteure procède donc de façon exactement inverse. C’est en montrant les cas – certes exceptionnels – où il y a non-reproduction sociale avec le concours de ce qui est trop facilement réduit à une forme d’adversité qu’elle démontre que chaque lutte est irréductible. Elle réussit ainsi jusqu’au bout à maintenir la particularité de la non-reproduction sociale par rapport aux autres luttes sociales.