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Emmanuel Renault, Connaître ce qui est – Enquête sur le présentisme hégélien. Paris, Vrin, 2015; 276 p. ISBN 978-2-7116-2574-1.

Compte-rendu d’Emmanuel Chaput, Université d’Ottawa

Avec Connaître ce qui est – Enquête sur le présentisme hégélien, Emmanuel Renault poursuit d’une certaine manière l’excellent travail de contextualisation et la tentative d’actualisation de la pensée hégélienne qui était déjà au cœur de ses premiers travaux (Renault 2001; Renault 2002). Si ceux-ci portaient sur la philosophie de la nature (Naturphilosophie) de Hegel et soulignaient son souci de penser sa philosophie à l’aune des développements et des nouvelles découvertes des sciences naturelles de son temps, le nouvel opus de Renault s’intéresse cette fois aux sciences ou à la philosophie de l’esprit et principalement au rapport qu’entretient la pensée hégélienne à l’histoire.

Dans les deux cas, on peut parler d’un choix courageux, dans la mesure où la philosophie de l’histoire et la philosophie de la nature sont certainement les deux parties du système hégélien les plus sujettes au discrédit de nos jours.  Mais Renault fait le pari qu’une lecture attentive, restituant le contexte autour duquel gravite Hegel, permettra de montrer que la pensée de ce dernier n’a rien à voir avec les caricatures que l’on se fait aujourd’hui de ses philosophies de la nature et de l’histoire. Déjà à son époque, Hegel cherchait à opposer à « l’arbitraire complet de l’imagination » (Hegel 2004, 334) qui animait parfois les philosophies de la nature romantiques, une philosophie de la nature s’articulant autour des résultats des sciences positives.

Dans Hegel – La naturalisation de la dialectique, Renault poursuivait donc cette entreprise visant à montrer à quel point Hegel, loin de proposer une métaphysique de la nature, concevait plutôt sa philosophie comme une entreprise essentiellement épistémologique capable de garder aujourd’hui une pertinence à condition d’être repensée à la lumière des nouveaux développements scientifiques. L’argument pourrait tout aussi bien être reformulé comme la tentative de penser philosophiquement l’état des sciences positives conjugué au présent, ce qui constituait pour Hegel la tâche de la seconde partie de l’Encyclopédie des sciences philosophiques. On voit ainsi en quoi Connaître ce qui est n’est pas qu’une simple reprise de l’argument appliqué cette fois à l’histoire. L’ouvrage offre non seulement une porte d’entrée à la pensée historique de Hegel, elle constitue de plus une voie d’accès à son projet philosophique plus général.

Loin de proposer une métaphysique de l’histoire prenant la forme d’un déploiement de l’esprit absolu sous la forme d’un destin menant à l’accomplissement de la raison dans l’histoire, Hegel proposerait plutôt, selon Renault, une « ontologie de l’actualité » (208) capable de « déterminer ce qui dans le présent mérite de rester vivant, et ce qui au contraire mérite de succomber à la dynamique du progrès » (182). La politique, l’esthétique, les sciences positives et la philosophie sont autant de domaines où une telle enquête a à être menée.

La tâche de la philosophie moderne ainsi conçue comme la formulation d’un diagnostic sur le présent (on aura reconnu ici la position formulée par Foucault dans son célèbre texte de 1984 « What is Enlightenment » (Foucault 2001, 1381–1397)) serait donc au cœur de l’entreprise hégélienne selon Renault (208). Une telle position refuserait à la fois l’apologie du passé idéalisé et la foi aveugle en l’avenir, deux positions antinomiques que l’on a parfois tour à tour associées à Hegel.

Contre l’image d’un Hegel passéiste, penseur de la restauration – autant de l’ancienne métaphysique dogmatique, que de l’Ancien Régime – comme fin de l’histoire (politique, philosophique, voire esthétique) et admirateur des Anciens contre les Modernes, Renault consacre la seconde partie de l’ouvrage à relativiser l’hellénisme hégélien, son rapport à la métaphysique et la controversée thèse de la fin de l’histoire. Contre l’image d’un Hegel naïvement confiant dans l’avenir et l’histoire comme accomplissement de la raison dans l’histoire et réconciliation des contradictions de l’ici-bas, Renault s’attache, dans la troisième partie de l’ouvrage, à montrer que « la philosophie hégélienne de l’histoire n’est pas la philosophie de l’histoire par excellence, mais une synthèse critique de différentes positions en philosophie de l’histoire » (172). On pense ici surtout à Herder et Kant, mais aussi Rousseau ou Condorcet.

L’entreprise de Renault vise donc avant tout à minimiser l’exubérance métaphysique que l’on a souvent associée à Hegel. En ce sens, il s’inscrit clairement dans le cadre des interprétations pragmatistes de Hegel, bien qu’il soit par ailleurs critique des postures réductionnistes de certains des grands interprètes contemporains liées à cette tendance. Il reproche ainsi à Pippin et Pinkard de réduire l’actualité de Hegel au seul « moment de la pensée de la pensée, revendiqué par la Science de la logique […] le plus souvent interprété, à la manière kantienne (revisitée par Sellars), comme celui de l’autolégislation de la pensée » (86) et de « n’accorder aucun sérieux à ce que Hegel a pu dire de la nature et de l’histoire, ou bien à soutenir contre toute évidence que ce qu’il en a dit n’avait rien à voir avec ce qu’en disaient les philosophies de la nature et les philosophies de l’histoire de l’époque » (267). C’est au contraire dans un dialogue constant – critique certes – avec ses contemporains que Hegel établit sa propre pensée. En voulant sauver à tout prix Hegel de son temps, ces interprètes pragmatistes le feraient justement sauter hors de son temps alors même que pour lui, comme le rappelle Renault,  « [i]l est tout aussi sot de rêver qu’un individu saute au-delà de son temps qu’il saute par-dessus Rhodes » (Hegel 2003, 106).   Le pragmatisme proprement hégélien serait plutôt à rapprocher de celui de Dewey et Mead avec leurs efforts visant une philosophie du présent.

Voilà la véritable actualité de Hegel pour Renault : l’effort pour penser son présent doit servir d’exemple pour que la philosophie contemporaine s’attache à nouveau à cette lourde tâche de diagnostiquer le présent :

Déjà en 1801, écrit Renault, dans un texte visant à identifier les tâches politiques décidant de l’avenir de l’Allemagne, Hegel soulignait qu’elles devaient être découvertes à partir de la connaissance de ce qui est. Le diagnostic sur le présent ouvrait ainsi sur un avenir défini tout à la fois par la nature des problèmes du monde actuel et par les tendances historiques au sein desquelles les modalités résolutives doivent être découvertes. (243)

L’étude de l’histoire et du passé se met ainsi au service d’un présent muable, tout comme l’avenir et le changement ne se pensent qu’à l’aune de la réalité du présent. Ni passéiste, ni futuriste, le Hegel que nous présente Renault adopterait une position foncièrement présentiste.

Mais ici la tension entre le désir d’actualisation et le souci de contextualisation est à son paroxysme. Si Renault cherche à défendre le présentisme hégélien, c’est avant tout pour réhabiliter une « théorie de l’histoire vivante » capable de renverser ce « déni de l’histoire sous la forme d’une tyrannie du présent » immuable qui caractériserait notre époque (269). Même si, donc, il faut souligner le rôle limité, mais néanmoins réel que peut avoir, pour Hegel, une philosophie de l’histoire sur le cours des choses (243), Renault n’hésite pas à faire de son propre ouvrage une entreprise typiquement hégélienne cherchant à restituer le sens du présent pour en saisir les dynamiques et les possibilités ouvertes vers un changement rationnel. Certes, en cela, il se veut fidèle à Hegel pour qui le philosophe, comme l’historien, « doit également assumer une “prise de partie” au lieu de chercher “l’impartialité” » (186). Mais on ne peut s’empêcher de se demander si justement ce parti pris n’amène pas à Renault à quelques raccourcis dans sa lecture de Hegel. Ainsi, l’opposition qu’il cherche à formuler entre le spéculatif et la métaphysique apparaît comme trop peu développée pour réellement faire mouche, d’autant plus qu’il semble faire équivaloir métaphysique et dogmatisme pré-critique, comme si l’on ne pouvait penser une métaphysique à partir et après Kant sans retomber dans les rets du dogmatisme pré-kantien. Heureusement, la lecture souvent très fine que propose Renault des textes hégéliens et des diverses leçons récemment publiées permet d’atténuer partiellement cette impression d’une interprétation orientée de Hegel mise au service d’une entreprise philosophique critique du présent compris comme tyrannique et immuable.

Renault, par ailleurs, assume pleinement cette orientation partiale et critique en se revendiquant d’emblée de l’hégélianisme de gauche (20). Mais à la manière de Bruno Bauer (Bauer 1972, 39) auquel il se réfère abondamment, Renault nous semble défendre la thèse selon laquelle seuls les jeunes hégéliens (de gauche) comme lui sauraient être les véritables et légitimes héritiers de Hegel. Une telle thèse est bien entendu d’autant plus difficile à défendre que l’on abandonne ici l’illusion d’une impartialité absolue de l’historien et du philosophe prétendant restituer l’authenticité des phénomènes du passé. La lutte entre jeunes et vieux hégéliens est donc loin d’être résolue et les divisions qui marquaient les premiers disciples au lendemain de la mort du maître sont encore palpables, à tout le moins implicitement, chez les commentateurs contemporains, mais l’ouvrage de Renault a néanmoins la force de montrer qu’une telle dimension politique est indissociable de toute tentative de mobiliser un auteur pour penser le présent et faire de la philosophie quelque chose de vivant en dialogue non seulement avec l’histoire, mais avec son propre présent.

 

Bibliographie

Bauer, Bruno, La Trompette du Jugement dernier. Contre Hegel, l’Athée et l’Antéchrist. Un Ultimatum, (Paris : Aubier, 1972).

Foucault, Michel. « Qu’est-ce que les Lumières? » dans Dits et écrits II, 1976-1988, (Paris : Gallimard, 2001).

Hegel, G.W.F. Principes de la philosophie du droit, (Paris : Presses universitaires de France, Quadrige, 2003).

Hegel, G.W.F. Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, (Paris : Vrin, 2004).

Renault, Emmanuel. Hegel – La Naturalisation de la dialectique, (Paris : Vrin, 2001).

Renault, Emmanuel. Philosophie chimique – Hegel et la science dynamiste de son temps, (Bordeaux : Presses universitaires de Bordeaux, 2002).