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Florian Forestier, La phénoménologie génétique de Marc Richir, London, Springer, coll. Phaenomenologica, 2015, 213 pages; ISBN: 978-3-319-10026-5.

Jean-Sébastien Hardy, Université Laval

De par sa complexité et son étendue, la pensée de Richir appelle le service d’éclaireurs. Dans La phénoménologie génétique de Marc Richir, Florian Forestier entend justement offrir une des premières présentations d’ensemble de la phénoménologie richirienne, comprise comme entreprise à la fois rigoureusement transcendantale et intégralement génétique. Si l’ouvrage reconnaît et honore toute sa dette envers les travaux antérieurs d’Alexander Schnell, Robert Alexander, Joëlle Mesnil, László Tengelyi et Pierre Kerszberg, qui auront su parcourir ou mettre en pratique en premier l’œuvre de Richir pour mieux en identifier les saillies, il se donne pour objectif spécifique et inédit d’explorer celles-ci de façon systématique et précise à travers ses filiations nombreuses avec le texte husserlien, tout en la situant au passage dans des rapports audacieux à des figures contemporaines telles que Derrida et surtout Jean-Luc Nancy.

La construction de l’ouvrage n’obéit pas à un plan d’exécution thématique, mais procède plutôt à un mode d’exposition concentrique (9) : présentation générale, problème du sens et des synthèses passives, puis, de l’intérieur ainsi délimité, étude des « concrétudes » de la phantasia, du corps, du temps, etc. Différentes lectures comparatives, engageant notamment Merleau-Ponty et Maldiney, mais aussi Lacan et Winnicott (celles-ci étant particulièrement instructives), viennent ponctuer le propos. Chaque chapitre se termine par une « synthèse » qui souligne à grands traits les apports propres de Richir au vu des auteurs convoqués de façon plus ou moins dialectique.

La phénoménologie husserlienne, et en particulier les manuscrits de Bernau et le posthume Expérience et jugement, occupe une place centrale et structurante dans l’ouvrage. Ainsi, les pages 61–71 sur la synthèse passive, 84–97 sur la phantasia, 109–119 sur la conscience intime du temps et 143–151 sur la constitution de l’espace portent exclusivement sur Husserl. Ces analyses des « grands massifs husserliens » (61) ont pour mérite d’asseoir fermement dans la lettre des textes chacune des propositions de méthode (génétique, spéculative, etc.) et de concepts matriciels (« rien-que-phénomène », « schématisme », etc.) apportées par Richir, et ainsi de marquer les continuités et discontinuités entre deux pensées de la genèse du phénomène.

À cet égard, l’analyse de la « recherche en zigzag (im Zickzack) », expression et geste de Husserl repris par Richir, pourrait à elle seule servir d’introduction à la phénoménologie richirienne (30–31 et 183–186). Il en ressort que, pour Richir, et à l’encontre de l’idée d’une constitution de l’apparaître en « couches » (Schichten) verticalement ordonnées, le champ phénoménologique doit d’abord être créé (et non dé-couvert) par des réductions variées, exigées ou sollicitées selon ce qu’il y a à penser à chaque niveau et dans chaque registre (30). En d’autres termes, nous ne savons pas d’avance quel est le fil conducteur pour remonter à rebours la genèse : l’exemplarité des phénomènes guides ne peut pas être connue a priori, tout au plus peut-elle être pressentie (l’auteur évoque le « flair » phénoménologique; 184). Ce faisant, il y a selon Richir une pluralité de registres architectoniques de phénoménalité, et rien n’indique d’avance qu’une continuité génétique les lie de façon unilatérale et univoque (32, voir aussi 36).

De façon tout aussi décisive, ceci implique par ailleurs qu’il n’y a pas de donné de dernière instance. Plus encore, non seulement les phénomènes font-ils l’objet d’une genèse, mais c’est le cas aussi de la phénoménalisation elle-même, notamment en tant qu’elle procède d’une « institution symbolique ». Cela justifie, d’une part, le rejet par Richir de l’idée husserlienne d’archi-fondation (Urstiftung) du système de la phénoménalité dans une origine perdue, mais reconstruite (5), et autorise, d’autre part, un certain rapprochement avec la pensée de Derrida, les « Wesen sauvages » fondatrices s’avérant non seulement étrangères à toute action du moi, mais aussi et surtout « vierges de toute intelligibilité » (25). L’originalité de la phénoménologie génétique richirienne ne correspond pas alors à la « génétisation » en droit infinie de l’apparaissant en tant que tel (12), mais au fait de questionner le surgissement de la structure de l’apparition elle-même à partir d’un fond gratuit et anarchique, lieu d’un sens « hors langage » (43 et 51). Cela dit, contrairement à Derrida qui abandonnerait selon l’auteur toute phénoméno-logie, Richir entend toujours bien rendre compte du passage du sens instituant à la signifiance instituée (ou « instituable ») dans le visible et le dicible (26–27).

La sous-section du chapitre 1 consacrée à l’« anthropologie phénoménologique comme méthode » peut être lue comme un témoignage de cette refonte de la phénoménologie génétique husserlienne. Selon Richir, ni les existentiaux chez Heidegger ni l’humanité du visage chez Levinas ne relèveraient d’un véritable « invariant de second degré », c’est-à-dire d’un type anthropologique a priori, ceux-ci procédant toujours malgré eux d’un « cas singulier » que l’on peut certes restituer, mais que l’on ne doit pas ériger subrepticement en modèles transhistoriques de phénoménalisation (40–41). En d’autres termes, la temporalisation et la spatialisation du Dasein ne sont pas les seules possibles et effectives. La lecture des Concepts fondamentaux de la métaphysique permet justement à Richir de redéfinir l’humanité au sein de la « différence zoologique » : l’humanité apparaît, non par la suppression de l’instinct, mais par une « décorrélation » des systèmes instinctifs d’avec les stimuli qui les motivent (58–59) ; l’homme réagit pour ainsi dire « instinctivement » à un sens institué, si bien que « l’inconscient symbolique est l’animalité continuée au sein du langage » (59), comme le formule avec une grande justesse Florian Forestier.

L’élucidation du concept richirien de phantasia au moyen de sa distinction d’avec la perception et la « conscience d’image » chez Husserl reçoit une attention toute particulière au sein de l’ouvrage. L’auteur met en évidence comment les phantasmata – c’est-à-dire la matière du phantasme, par exemple celle du Minotaure imaginé – ne renvoient à aucune perception antérieure ni à aucun objet, mais confondent en outre visée et remplissement, intention et matière vécue (96 et 108). Contrairement à l’imagination, ce n’est plus alors l’absence en chair et en os de la chose imaginée (antérieurement perçue ou perceptible) qui caractérise essentiellement la phantasia, mais le fait que l’apparaître y est libéré de tout renvoi intentionnel à la présence temporelle et spatiale du monde d’objets constitué à travers les actes de l’ego. Quasi hallucinatoire, la phantasia apparaît en cela selon Richir plus archaïque que l’imagination et la perception (98), ce qui est attesté dans une démonstration brève mais claire de son rôle dans la constitution de la corporéité vécue (Leiblichkeit) (99, voir aussi 161–163). Les analyses subséquentes portant sur la « distension de l’extériorité », à savoir l’institution de l’espace en tant qu’espace métaphysique, mathématique et physique sont des plus intéressantes et originales dans le contexte plus large d’une tentative de genèse phénoménologique de la spatialité, qui a été menée par d’autres, notamment Dominique Pradelle, Éliane Escoubas, Max Loreau, etc. (168–170).

Dans une orientation qui assume son caractère spéculatif, la phénoménologie richirienne donne lieu ultimement à une phénoménologie de la phénoménologie, questionnement réflexif et critique sur la possibilité même d’un logos des phénomènes. Comme le montre bien Florian Forestier, la phénoménologie descriptive de Husserl s’avère intimement mais secrètement liée à une phénoménologie constructive, qui parvient à penser une constitution par régression, sans mettre en lumière ses institutions fondatrices et à la fois évanescentes. Selon Richir, la phénoménologie doit sa possibilité à un certain nombre de faits ou d’« éléments fondamentaux » (176–180), qui sont autant de « régulateurs transcendantaux » foncièrement irréductibles : « L’attestation la plus nette de la possibilité de la phénoménologie vient alors de ce que nous comprenons au moins un tant soit peu quand nous tentons de parler de ce qu’on ne peut résolument pas dire […] Nous “yˮ sommes toujours déjà » (184).

Sans contredit, l’ouvrage de Florian Forestier est voué à devenir une référence dans les études richiriennes encore naissantes, en raison des rattachements nombreux et convaincants qui y sont faits entre les analyses de Richir et leur arrière-texte husserlien, mais aussi des évolutions mineures et majeures qu’il souligne au sein même de l’œuvre de Richir qui s’étend sur plusieurs décennies (à cet effet, voir la tripartition de l’œuvre richirienne en métaphysique, « proto-phénoménologique » et « archi-tectonique », 7, et aussi 81), ce que peu de commentateurs avaient cherché à faire jusqu’ici. L’appareil infrapaginal est imposant et fait montre d’une excellente maîtrise des auteurs qui gravitent de près ou de loin autour de Richir, bien qu’il semble par moments que le crédit et la place donnés aux autres commentateurs de Richir, pour justifiés qu’ils soient, éclipsent les prises de position propres de l’auteur. La rapidité apparente de certaines analyses des premiers chapitres est contrebalancée rapidement par la structure concentrique du texte, qui permet un mouvement successif de reprise, dans des sphères distinctes, des mêmes thèmes et textes porteurs. Évoquées furtivement en introduction et dans une phrase de la conclusion (2 et 196), les réflexions originales et puissantes de Richir entourant l’esthétique et le politique ne sont pas abordées, confirmant ainsi ou bien la difficulté qu’il y a à arrimer ces domaines à toute trame phénoménologique, ou bien l’urgence qu’il y a à synthétiser puis analyser les thèses de Richir en la matière.

Enfin, certains moments forts de cet ouvrage touchant à la conception richirienne de la temporalité et de l’affectivité semblent former un prélude de choix à une confrontation avec la pensée de Michel Henry, en particulier lorsqu’il est noté que, chez Richir, « [le soi] est plutôt “vivreˮ qu’“êtreˮ et [que] sa nature est essentiellement affective. » (125) Une différence tiendrait alors sans doute à deux poétiques de la vie que tout sépare : d’un côté, un certain bucolisme de l’être du soi rivé à soi chez Henry et, de l’autre, un héraclitéisme qui n’épargne rien, pas même la présence à soi de l’apparaître. Comme le souligne Florian Forestier, pour Richir, qui fait droit à la puissance du simulacre et au magma d’un sens se faisant, tout bien considéré, « [l]e présent est un événement rare au sein du flux » (132).