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Tanke, Joseph, et Colin McQuillan (dirs.), The Bloomsbury Anthology of Aesthetics, New York et Londres, Bloomsbury Academic, 2012, 630p.

Compte-rendu de Yves Laberge, Université d’Ottawa

Cette immense anthologie regroupe quarante-neuf extraits de textes déjà existants, d’auteurs souvent célèbres mais quelquefois obscurs, portant généralement sur l’esthétique et la philosophie de l’art. Subdivisé chronologiquement en cinq sections, l’ouvrage débute par une série de quatre textes classiques comprenant des extraits de la République de Platon, de la Poétique d’Aristote, mais aussi des passages des Ennéades de Plotin et du Traité du sublime attribué à Longin. Les quatre parties suivantes couvrent successivement le Moyen Âge et la Renaissance (avec entre autres Saint-Augustin, Saint-Thomas d’Aquin), puis les prémodernes (dont Jean-Baptiste DuBos et David Hume), la période moderne de la fin du 18e siècle jusqu’au milieu du 20e siècle (comprenant Kant, Hegel, Nietzsche, jusqu’à Maurice Merleau-Ponty), et enfin les écrits sur l’esthétique contemporaine allant des années 1960 à nos jours, soit de Michel Foucault et Jacques Derrida jusqu’à Gilles Deleuze et Alain Badiou (qui signe le texte le plus récent du recueil, daté de 2005).

Dans leur (trop) courte « Introduction » de seulement trois pages, les coéditeurs expliquent leur attachement à l’idée du « Beau » et du « Sublime » pour composer ce recueil dense basé avant tout sur l’esthétique, par opposition à d’autres disciplines comme la sociologie de l’art et les études culturelles (« Cultural Studies ») qui sont ici dénigrées — dès la première page de ce livre — par les professeurs Tanke et McQuillan (p. ix). Plus loin, les coéditeurs rappellent cette distinction nécessaire entre l’étude de l’esthétique et le vaste domaine de la philosophie de l’art, qui sont trop souvent confondus (p. ix). On laissera donc de côté les dimensions socio-économiques sur la production et la circulation de l’art (p. x).

La deuxième partie contient des textes souvent cités par des auteurs contemporains et permet ainsi de retourner à la source de certaines idées; par exemple l’essai de Giorgio Vasari sur « Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes » servira de base à la démonstration d’Arthur Danto (« Après la fin de l’art », 1996) dont on découvrira plus loin un extrait — mais sans inclure le passage contenant la mention explicite à propos de Vasari (p. 550).

Quel serait le fil conducteur des textes réunis ici? Sans doute une préoccupation constante de définir et de comprendre le beau et le sublime, deux idées présentées et articulées de multiples manières au fil des siècles (p. viii). Ainsi, dans un texte magnifique de 1757 sur la « Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau », Edmund Burke introduit des critères d’appréciation classiques comme le vaste, la grandeur, l’infini, ou encore l’uniformité (p. 174). Cette recherche de l’idéal trouve un écho logique dans les pages de Novalis sur l’absolu, mais aussi dans plusieurs autres textes (p. 311).

Pour évaluer une telle anthologie, deux questions se posent systématiquement : d’abord, est-ce que les textes essentiels de cette discipline y sont bien inclus, et ensuite, quelles sont les bonnes surprises qui donnent à ce recueil son originalité, ne serait-ce que pour le distinguer des ouvrages similaires? Sur le premier point, ce Bloomsbury Anthology of Aesthetics ne déçoit pas puisqu’on y retrouve autant des pages classiques d’Aristote et Platon, celles de Kant et de Nietzsche, puis la quasi-intégralité du célèbre article de Walter Benjamin (« L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique »), ou encore des extraits très riches de Maurice Merleau-Ponty (tirés de « L’œil et l’esprit »). Quant aux bonnes surprises, celles-ci sont assez nombreuses. Parmi ces choix à souligner pour leur pertinence, la partie centrale permet le plus grand nombre de découvertes, notamment avec « Les beaux-arts réduits à un même principe » (1746), de Charles Batteux (1713–1780), qui tente de relier le sublime au génie artistique et aborde par ailleurs la notion de goût, voire de bon goût (p. 147).

Très axée sur les philosophes allemands du 19e siècle, la quatrième partie débute logiquement par la Critique du jugement de Kant; cet extrait est d’ailleurs le plus substantiel de l’ouvrage (pp. 246–285). Suivent des passages choisis chez une douzaine d’auteurs dont Hegel, Schiller, et Marcuse. Quelques non-philosophes ayant admirablement écrit sur l’esthétique ont également été inclus, par exemple Boileau pour son « Art poétique » ou encore l’historien de l’art Meyer Schapiro.

Par ailleurs, dans un style différent et moins flamboyant, on retrouve dans la cinquième section un texte de l’incontournable théoricienne féministe Laura Mulvey : son célèbre essai intitulé « Visual Pleasure and Narrative Cinema » (1975) figurait autrefois parmi les plus cités et l’un des plus repris dans les anthologies de langue anglaise sur les théories féministes, en études sur le genre, en études cinématographiques et en études culturelles. Dans cet article retranscrit intégralement et s’appuyant sur les plus beaux films d’Alfred Hitchcock (Fenêtre sur cour et Sueurs froides), Laura Mulvey soutient que le plaisir visuel pouvant exister dans le cinéma hollywoodien s’apparenterait à une forme de voyeurisme; ces films seraient d’abord et avant tout conçus par des hommes pour un auditoire masculin ou considéré comme tel (p. 582).

Dans la dernière section, les pages désenchantées d’Arthur Danto (l’auteur de « Après la fin de l’art ») contiennent certains de ses propos sur une hypothétique fin de l’art correspondant à la disparition du « grand récit » de l’histoire de l’art conventionnelle; celui-ci aurait trouvé sa dernière manifestation dans le Pop Art (p. 550). Malheureusement, ce recueil ne contient pas de conclusion et se termine abruptement par un texte de Jacques Rancière sur la révolution esthétique, qui débute par une allusion aux indispensables « Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme » (1795) de Schiller, partiellement incluses dans une section précédente (p. 613). On remarque d’ailleurs que plusieurs auteurs classiques ou modernes évoqués dans les derniers chapitres étaient déjà présents dans la première moitié de l’anthologie; cet équilibre des idées et cette cohérence des extraits sont très appréciables et contribuent à rendre cet ouvrage plus autonome.

Ce qui distingue cette anthologie des autres ouvrages qui lui sont similaires serait la forte proportion de textes et d’auteurs non-anglophones, ce qui est à souligner, venant de la part de deux universitaires américains. Le lecteur francophone ne s’étonnera pas outre mesure de retrouver ici des auteurs essentiels comme Baudelaire et Paul Valéry, mais on peut croire que leurs écrits sur l’art sembleront probablement nouveaux pour les universitaires des États-Unis et du Canada anglais. A ce propos, Tanke et McQuillan affirment ironiquement que ces auteurs français (ajoutés à Novalis) apporteront une touche de « concret qui manque souvent aux traités philosophiques » (p. x).

Certains passages demanderaient cependant à être mieux mis en contexte. Ainsi, asséner au lecteur sans aucun préambule un extrait du Monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer (et encore, pas le tout début de l’argumentation, mais le milieu) risque de dérouter les étudiants les plus motivés, même si quelques paragraphes des coéditeurs situent brièvement l’apport de cet extrait dans l’ensemble du recueil (voir pp. 241–242).

Quelques réserves doivent cependant être formulées. Curieusement, les coéditeurs ont préféré ne pas inclure de présentations individuelles des textes retenus; seules les cinq têtes de chapitres subdivisant les sections de l’ouvrage comportent une brève mise en contexte de chacun des textes retenus. Autrement, l’intervention externe de Tanke et McQuillan se limite uniquement au découpage des extraits et, dans certains cas, à quelques notes en fin de chapitre, la plupart du temps pour apporter des précisions mineures sur la traduction du français vers l’anglais (voir les notes 5 et 8, p. 482). Toutefois, on ne sait pas toujours si les notes en fin de chapitres proviennent de l’édition originale de l’ouvrage cité, des traducteurs, ou de la part des coéditeurs de l’anthologie. Ce manque de précision de la part des coéditeurs peut être perçu comme une lacune. Autre point faible : les textes choisis ne sont pas toujours clairement datés, ni au début des extraits, ni dans la table des matières. On se borne à mentionner une année de publication (et non la date d’écriture) dans les cinq têtes de chapitres et dans les remerciements (!), mais sans indiquer s’il s’agit de l’année de la parution initiale en langue étrangère ou celle de la première traduction anglaise (voir p. x–xiii, et p. 471). Plus grave encore, certains textes présentés ici n’ont absolument aucune date, par exemple ceux de Pétrarque et de Giorgio Vasari (p. 72). On n’indique pas non plus les pages (ou les numéros des chapitres) d’où provenaient initialement les extraits retranscrits. Enfin, un dernier reproche toucherait l’index partiel qui n’inclut que des noms propres; il aurait fallu y ajouter au moins quelques termes-clés pour en faciliter le repérage, la consultation ou la lecture en diagonale.

Considérant les quelques remarques qui précèdent, cette ambitieuse anthologie sur l’esthétique des éditions Bloomsbury servira préférablement aux thésards de langue anglaise qui seraient à la recherche d’écrits variés sur l’art, selon une perspective résolument philosophique, qui se veut éminemment distincte de l’histoire de l’art ou de la sociologie de l’art. Comme la plupart de ces textes étaient déjà disponibles en français, cette anthologie ne sera pas indispensable pour les bibliothèques francophones mais profitera davantage aux institutions de langue anglaise.