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Pierre-Alexandre Fradet, Derrida-Bergson. Sur l’immédiateté, Paris, Hermann, 2014; 234 pages. ISBN : 978-2705688318.
Compte rendu de Jean Lauzon
Le plus récent ouvrage de Pierre-Alexandre Fradet met en place quelques prolégomènes pour un vaste programme de recherche dont il tirera peut-être l’œuvre d’une vie, la sienne, tout en traçant brillamment les tenants et aboutissants d’une question qui demeure en suspens : « Une connaissance immédiate, non langagière, intégrale et certaine est-elle envisageable ? » Après avoir décortiqué les points de vue de deux philosophes qui ne se sont jamais rencontrés, Henri Bergson et Jacques Derrida, la réponse qu’il donnera sera positive, à certaines nuances près.
Bergson s’affiche en faveur de la possibilité de l’intuition et Derrida la met catégoriquement en doute. Fradet présente un plan de travail systématique et rigoureux où en cinq chapitres, placés entre les introduction et conclusion propres à ce genre de proposition, il élabore tour à tour et de façon somme toute convaincante au sujet de 1) la mise en cause de l’intuition, 2) les rapprochements Derrida-Bergson (qui « sont légion », p. 10), 3) leurs divergences, 4) l’intuitionnisme bergsonien, et 5) il pose la question de savoir « À qui donner son assentiment ? ». Son objectif ultime, clairement formulé, est de « dire à quel point les arguments de Bergson sont prometteurs et précieux, mais insuffisants dans leur état actuel ». Aussi, il entend rendre « évidente la cohérence des analyses bergsoniennes de l’intuition ».
Trois grandes vertus sont aisément décelables dans ce livre. La première est qu’il nous offre un beau panorama, une belle révision, des thèses bergsoniennes et derridiennes; la seconde est la discussion tout aussi fertile qu’il nous en propose et la troisième est l’ouverture qu’il suggère pour mener plus loin l’aventure. En ce sens, Fradet a quelque chose de peircéen et cet interprétant qu’est son ouvrage se transforme en une priméité aux potentialités ouvertes, ad infinitum pour parler comme C.S. Peirce.
Je noterai ici certaines dimensions du texte de Fradet qui suscitent des questionnements, je proposerai quelques pistes de réflexion en rapport à la thématique privilégiée et au terme de ce parcours je mettrai en évidence les points forts de l’ouvrage de Fradet, en plus de ceux déjà soulignés.
D’abord l’utilisation du mot « langage », qui est souvent identifié, dans l’ouvrage de Fradet, au concept que recouvre généralement le mot « langue ». Il s’agit pourtant de choses fort différentes. Par exemple, les mathématiques constituent un langage, mais il ne s’agit pas d’une langue. C’est le sens utilisé par Derrida et Bergson qui est privilégié dans l’ouvrage de Fradet, et à quelques reprises (p. 44, 135, 167, 173), l’auteur prend soin de suggérer que le langage et la langue ne sont pas une seule et même chose. Il me semble que ces nuances doivent en effet être mentionnées. L’usage du concept de signifié (p. 25) devant le mot « maison » qui en l’occurrence est un signifiant aura échappé à l’auteur, mais il peut s’en défendre avec une relative justesse en invoquant le contexte scripturaire où cet usage s’inscrit.
Évoquant la nature de la discussion qu’il nous propose entre Bergson et Derrida, Fradet parle le plus souvent d’un « désaccord partiel » (p. 11) et quelquefois d’un « important désaccord » (p. 10). L’usage de ces termes montre bien que l’objet de la discussion n’est pas facilement identifiable et il est tout à l’honneur de l’auteur dont l’ouvrage est parsemé de récapitulations à caractère pédagogique, fort utiles pour bien comprendre le propos. Les caractères attendus de l’intuition chez Bergson tout comme chez Derrida sont repris et tour à tour discutés sous différents angles. Cela étant, on peut se demander de manière pas tout à fait illégitime comment on peut attribuer a priori des caractères à une réalité que l’on cherche à identifier et dont on réfute absolument l’existence (chez Derrida par exemple).
Fradet nous convie à poursuivre l’œuvre de Bergson. Bien que l’intuition comme « socle pour sa méthode philosophique » n’aille pas de soi, dans la mesure où un parcours philosophique écrit ne relève manifestement pas de l’intuition, elle semble bel et bien possible. Fradet n’évoque d’ailleurs qu’avec réserve et sur un mode hypothétique le fondement de l’intuition. Il s’agit ici clairement d’une orientation importante de la recherche de Fradet.
Un point commun entre Bergson et Derrida surgit comme un principe réconciliateur, à savoir l’impossibilité admise de part et d’autre de tout connaître de façon certaine à travers le temps. « Le temps s’écoulant sans cesse et faisant vieillir toutes choses, il serait impossible d’obtenir une connaissance achevée et définitive de ces choses » (p. 58). Cela incite à proposer quelques avenues pour une recherche à venir, sans les élaborer pour autant, et on le comprendra, dans le cadre du présent exercice.
Par exemple, l’extrait qui précède rappelle éloquemment un des fondements de la pensée bouddhiste qui traite de l’impermanence. Dans le même cadre de pensée, le moine bouddhiste Mathieu Ricard écrit : « Les phénomènes tirent leur nature d’une mutuelle dépendance et ne sont rien en eux-mêmes¹. » N’est-ce pas là, au moins dans une certaine mesure, une autre façon de décrire la notion de différance derridienne ? Quant à l’intuition, réputée immédiate, les recherches bouddhistes pourraient sans doute s’avérer fertiles, qui étudient la nature de l’esprit avec l’espoir d’une rencontre d’esprit à esprit, pour ainsi dire, et conséquemment sans médiation. Et ces phrases de Bergson, citées par Fradet : « Il y a des changements, mais il n’y a pas […] de choses qui changent […]. Il y a des mouvements, mais il n’y a pas d’objet […] qui se meuve », ne sont-elles pas analogues à ces assertions du bouddhisme zen que l’on nomme Kôan ?
Dans un autre ordre d’idées, Fradet suggère dans le sillage de Bergson que l’intuition serait employée par les artistes, lesquels en démontreraient concrètement le fondement et la possibilité. Or, à cet égard, revisiter l’œuvre de Marcel Duchamp pourrait être fertile, car Duchamp, avec ses ready-mades, a court-circuité le rapport habituel entre représenté et représentant, abolissant ipso facto l’idée même de médiation traditionnellement associée à toutes les formes de représentation. Une des caractéristiques présumées de l’intuition semble ici clairement établie, qui a par ailleurs donné cours tout au long du XXe siècle à une série de manifestations artistiques s’appuyant sur la notion peircéenne d’index, c’est-à-dire de présence à soi-même, en dehors de toute médiation.
La photographie pourrait elle-même apporter de l’eau au moulin d’une recherche sur la possibilité de pratiques intuitives. Cette définition, par exemple, de Henri Cartier-Bresson sur l’acte de photographier s’avère fort éloquente : « c’est, en un instant et en une fraction de seconde, reconnaître un fait et les formes perçues visuellement qui expriment et signifient ce fait ». Cette activité se produit au 125e de seconde près… Difficile d’y voir autre chose qu’une démarche non discursive, et donc intuitive.
En fin d’ouvrage, Fradet entrouvre une porte vers les neurosciences (auxquelles nombre de chercheurs bouddhistes s’intéressent par ailleurs de nos jours). En sémiotique cognitive, on a proposé cette définition de la cognition : « [elle] n’est pas avant tout un savoir ou une connaissance, mais un processus par lequel les organismes intelligents s’adaptent au monde et interagissent avec leur environnement². » On pourrait retenir ici la notion fondamentale de processus qui rejoint en quelque sorte à la fois Derrida, Bergson, certains aspects de la pensée bouddhiste, la phanéroscopie peircéenne et plusieurs recherches actuelles sous le concept assez large de réalisme spéculatif.
J’ai déjà souligné les grands axes et les principales vertus de l’ouvrage de Fradet. Mais il n’est pas inutile de préciser en terminant qu’il s’agirait du premier livre à porter spécifiquement sur le rapport entre Derrida et Bergson. L’auteur insiste pour dire que bien qu’il existe d’importantes convergences entre eux, ce sont les divergences entre leurs pensées qui méritent toute notre attention parce qu’elles autorisent la mise en place d’un débat élargi et potentiellement fécond autour de la possibilité de l’intuition. L’analyse de Fradet fait ainsi contrepoids aux écrits de plusieurs commentateurs, nommément mentionnés dès l’introduction du livre, qui ont axé leurs travaux sur les points d’entente entre Derrida et Bergson. Ainsi, et ce n’est qu’une des qualités de l’ouvrage, ce dialogue entre Derrida et Bergson permet de revisiter la question de la possibilité d’une expérience immédiate, à un moment où il semble admis que cette expérience soit impossible, par exemple par tous ceux qui affirment que tout serait médiatisé par le langage (la langue); on pense ici surtout au linguistic turn. Ne serait-il donc pas pertinent, encore aujourd’hui, de poser la possibilité de réelles expériences intuitives, même si celles-ci ne peuvent prendre forme que dans des conditions rares et singulières ?
C’est en tout cas ce à quoi Pierre-Alexandre Fradet nous invite, et de belle façon. Le public qu’il vise est de toute évidence déjà au fait des questions discutées ou encore, que ce public provienne de la philosophie ou de toute autre discipline, il est intéressé à en apprendre plus sur l’expérience intuitive.
Notes
¹ Mathieu Ricard, Trinh Xuan Thuan, L’infini dans la paume de la main, Paris, Fayard, 2000, p. 46. Ricard cite ici le philosophe indien du IIe siècle Nagarjuna.
² Jean-Guy Meunier, « Les fonctions cognitives du tableau », RSSI, vol. 14, nos 1-2, 1994, p. 67-93, ici p. 69.