Stefan Kristensen, Parole et Subjectivité. Merleau-Ponty et la phénoménologie de l’expression. Hildesheim, Georg Olms Verlag, 2010; 230 pages. ISBN 978-3487144344.

Compte rendu d’Elodie Boublil, McGill University. Publié dans Symposium 16:1 (2012).

Dans une note de travail du Visible et l’invisible, datant de février 1959, Merleau-Ponty consignait la remarque suivante : « Reste le problème du passage du sens perceptif au sens langagier, du comportement à la thématisation » (VI, 227). Si les ouvrages et les articles consacrés aux notions de sens et d’expression ainsi qu’à la question du langage dans l’œuvre de Merleau-Ponty sont nombreux, rares sont les investigations reprenant la tâche même proposée par le philosophe dans cette note, laquelle vise une élucidation tant épistémologique qu’ontologique – voire même anthropologique – de l’articulation des sens perceptif et langagier. Tel est néanmoins le but que poursuit Stefan Kristensen dans un livre qui nomme et repense le problème fondamental décliné, d’une manière ou d’une autre, par toute phénoménologie : comment dire le phénomène ? Comment constituer ou exprimer le sens d’une perception ?

L’auteur retrace ainsi la genèse de ce questionnement, de Husserl à Patočka, en insistant plus longuement sur l’apport mais aussi sur les apories de la pensée de Merleau-Ponty. En cela réside l’originalité de cet ouvrage qui ne se limite pas à un commentaire pourtant déjà approfondi des phénoménologies du langage ici rassemblées (Husserl, Gurwitsch, Merleau-Ponty). En effet, l’auteur n’hésite pas à interroger philosophiquement les fondations de ces dernières et à proposer à son tour des pistes d’interprétation en vue d’une compréhension renouvelée du « passage du sens perceptif au sens langagier », des rapports entre parole et subjectivité, c’est-à-dire en vue d’une redéfinition phénoménologique de la vérité qui échapperait autant au paradigme de l’adéquation qu’à sa réduction au pur régime propositionnel, afin d’être, avant toutes choses, la vérité d’une subjectivité déchirée et travaillée par le mouvement même de son existence.

Cette nouvelle exploration des concepts de sens et d’expression débute par un examen minutieux de la phénoménologie de Husserl et de la manière dont le problème de l’intentionnalité peut être ressaisi au niveau de l’articulation des vécus expressifs et non expressifs. Dans ce premier chapitre, l’auteur revient sur le concept husserlien de noème et y voit l’emblème d’une tension entre l’expressivité fondamentale des vécus et les significations stabilisées du langage. Le deuxième chapitre met en exergue la tentative husserlienne pour penser une certaine autonomie du sens perceptif – notamment au travers de l’élaboration des synthèses passives. Selon l’auteur, la phénoménologie génétique échoue cependant à saisir l’irréductibilité du vécu à la sphère linguistique puisque la préséance accordée à la logique et aux structures prédicatives du jugement garantirait toujours le primat du sens langagier sur le sens perceptif et dénoterait la persistance d’une caractérisation substantialiste de la subjectivité. En somme, chez Husserl, «  le problème du passage de la perception au langage ne se pose pas, pour la raison très simple que cette conscience est déjà une conscience parlante » (46).

Le troisième chapitre, intitulé « Vers une herméneutique de la chair », examine alors la philosophie de Merleau-Ponty afin de voir dans quelle mesure ce dernier propose un modèle de synthèse perceptive qui permettrait de penser l’expressivité de la perception indépendamment des jugements prédicatifs et ce afin de pouvoir, par la suite, penser les rapports de la perception au langage. Une brève étude des thèses de Gurwitsch aura permis de montrer l’importance et l’influence du modèle Gestaltiste pour reformuler le noème perceptif et pour penser sa structure et sa signification en termes de cohérence et non plus en termes d’adéquation. Déterminé également par l’influence de la Gestalt, le rôle de Merleau-Ponty dans cette redéfinition intervient à double titre : il s’agit, premièrement, dans la Phénoménologie de la perception, d’échapper au « positivisme phénoménologique » et de sortir de l’attitude catégoriale qui manque la dimension corporelle, c’est-à-dire charnelle, de l’unité du sens perceptif. Se référant au cours de 1953 sur « le monde sensible et le monde de l’expression », Kristensen montre ainsi que le schéma corporel s’accomplit dans un schéma praxique au même titre que la parole, l’expression venant animer et individuer des structures linguistiques socialement et historiquement déterminées : « il s’agit dans les deux cas de systèmes de signes diacritiques sur un fond impossible à thématiser mais qui est condition de toute thématisations » (94). Puis, dans un deuxième temps, il convient de penser la subjectivité comme « inhérence au monde » (PhP, 464), afin de penser l’expressivité intrinsèque des vécus indépendamment des idéalités logiques et de caractériser phénoménologiquement la manière dont elle rejaillit dans le monde commun des significations.

Cette seconde voie est approfondie et questionnée dans les chapitres 4 et 5 du livre au sein desquels l’auteur se penche sur la caractérisation merleau-pontienne des rapports entre parole et subjectivité, au moyen d’une analyse portant sur les notions de « parole parlante » et de « sublimation ». Les réflexions de Merleau-Ponty sur la littérature, et notamment sur l’œuvre de Paul Valéry, décrivent la façon dont la parole peut être créatrice et ouvrir de nouvelles possibilités, de nouveaux horizons au sein de la langue. L’institution du sens s’opère donc au creux même du mouvement expressif et refonde sans cesse les significations personnelles et collectives associées à une parole donnée. Cette mutation, cette métamorphose incessante du sens, est rendue possible grâce à la souplesse du corps signifiant qu’est la parole. Cette plasticité repose sur un processus de sublimation, « mouvement par lequel apparaît la structure essentielle du sensible » (155). Ce mouvement traduit la réponse merleau-pontienne à cette question du passage du sens perceptif au sens conceptuel, de la transition possible entre le domaine de l’expression et le champ de l’institution. Kristensen met ainsi en exergue la dimension ontologique de cette description phénoménologique en montrant bien en quoi elle instaure un rapport de Fundierung entre la sphère des choses muettes et le langage des sociétés et des histoires humaines. Cette relation repose elle-même sur l’idée d’une réversibilité entre l’intentionnalité qui meut la chair et l’intentionnalité d’acte du geste linguistique. Néanmoins, selon l’auteur, la conception merleau-pontienne atteindrait ses limites dans une forme d’indifférenciation ontologique qui ferait disparaître une subjectivité que des impératifs historiques, politiques et esthétiques nous incombent de situer.

Le dernier chapitre du livre de Kristensen confronte alors cette phénoménologie de l’expression aux théories de Patočka, Foucault et Deleuze, notamment, portant sur la dimension dynamique qui unit la subjectivité à son expression. Ce chapitre réussit brillamment à contester l’opposition radicale souvent dépeinte entre les résultats de la phénoménologie et les conclusions du postmodernisme. La notion de mouvement et la réhabilitation d’un champ anthropologique au cœur même de la phénoménologie, à travers l’œuvre de Merleau-Ponty, permettraient en effet de repenser les problématiques de la subjectivité et de la vérité à l’aune d’une conception unifiée de la vie du sujet et de son expression.

Cet ouvrage constitue donc un apport majeur à la compréhension des travaux de Merleau-Ponty sur le langage. Il témoigne aussi, de manière ambitieuse, d’une phénoménologie de l’expression qui n’aurait pas peur de s’enraciner dans une formulation ontologique et anthropologique pour décrire son mouvement. On pourrait cependant regretter l’absence d’un dialogue plus approfondi avec l’herméneutique de Ricoeur – uniquement mentionnée dans le contexte d’une réflexion sur la sublimation – dont les travaux sur la construction narrative de la subjectivité et de l’identité et sur les modalités doxiques font un interlocuteur privilégié de cette phénoménologie renaissante. En second lieu, il eut été intéressant de s’interroger plus vivement sur les répercussions d’une telle conception de la parole dans les champs de la philosophie politique et sociale contemporaine, d’autant plus que l’ouvrage se dit motivé par une forme d’urgence relative à l’impuissance de la parole et du silence face à la violence et à l’expérience traumatique. Enfin, il nous semble que la disqualification de la conception merleau-pontienne du passage du perceptif au linguistique reste partiellement justifiée puisqu’elle ne va pas jusqu’à interroger la présence d’une pensée de la subjectivité désirante au sein même de l’œuvre du philosophe français. Il ne nous paraît en effet pas exclu d’envisager l’existence « d’une théorie de la vérité basée sur la structure de [la] vie du désir » comme arrière-plan, comme fond d’une écriture philosophique dont la « parole parlante » serait encore à découvrir derrière les sédimentations des commentaires institués.