Cliquer pour consulter Amazon.ca

Étude sur la phénoménologie de Heidegger : l’être et le phénomène, par Tania Basque. Paris, L’Harmattan, 2008 ; 275 pages.

Compte rendu par Martin Otabé, Université Laval. Publié dans Symposium 13:2 (2009).

Dans cet ouvrage qui constitue la forme publiée de sa thèse de doctorat, Tania Basque nous présente une étude approfondie de la notion heideggérienne de phénomène telle qu’on la retrouve dans Sein und Zeit et dans les cours de Marbourg qui ont contribué à son élaboration. L’interprétation proposée ici s’oppose toutefois à l’interprétation courante partagée par bon nombre de commentateurs français, allemands ou américains pour qui le phénomène heideggérien consiste en ce qui ne se montre pas. Ces commentateurs s’appuient notamment sur le très célèbre passage du §7C de Sein und Zeit, où Heidegger écrit : « Qu’est-ce donc que la phénoménologie “fait voir” ? Qu’est-ce donc qu’il faut nommer “phénomène” en un sens signalé? […] Bien évidemment ce qui est tel qu’il ne se montre pas de prime abord, tel qu’il reste caché face à ce qui de prime abord se montre, mais qui est également quelque chose appartenant essentiellement à ce qui se montre de prime abord, de sorte qu’il en constitue le sens et le fondement » [SuZ, 35]. De même, les tenants de l’interprétation courante vont invoquer la différence ontologique pour soutenir leur position, en posant la différence de donation entre l’étant et l’être comme une différence entre l’apparaître et l’inapparaître.

L’opposition de Tania Basque à cette interprétation débute par une analyse méticuleuse du §7 de Sein und Zeit, où le propos central de sa thèse va aussitôt émerger. En effet, des quatre sens de phénomène qu’y relève Heidegger (le manifeste, l’apparence, l’apparition au sens courant et l’apparition dans son usage kantien), c’est le phénomène entendu comme Schein (l’apparence) qui doit s’imposer comme le sens proprement phénoménologique du phénomène heideggérien. Comme on s’en souviendra, le phénomène entendu comme Schein est présenté par Heidegger comme ce qui se montre, mais tel qu’il n’est pas en lui-même, c’est-à-dire comme ce qui prétend être ce qu’il n’est pas en vérité (comme l’or faux prétend être de l’or véritable). Heidegger distingue par ailleurs la notion d’apparence de celle d’apparition, car si la première se montre telle qu’elle n’est pas, la seconde ne se montre pas, telle la maladie qui ne se manifeste qu’à travers certains symptômes sans jamais se montrer elle-même. Or au §7 de Sein und Zeit, Heidegger est tout à fait explicite quant au rapport entre phénomène et apparition : les phénomènes ne sont jamais des apparitions. Aussi Basque voit-elle un danger évident dans l’interprétation courante du phénomène heideggérien, qui tend dangereusement à le réduire au statut d’apparition en le décrivant comme « ce qui ne se montre pas ». Pourtant, Heidegger ne définit pas sa phénoménologie comme un « faire voir ce qui ne se montre pas », mais bien comme un « faire voir à partir de lui-même ce qui se montre tel qu’il se montre à partir de lui-même ». Or selon Basque, seul le phénomène compris comme Schein permet de rendre justice à cette définition d’allure tautologique. En somme, il s’agit pour la phénoménologie de « déjouer » la structure d’apparence du phénomène, en le faisant voir tel qu’il se montre à partir de lui-même, mais tout en s’assurant constamment qu’il le fait bel et bien à partir de lui-même, et non à partir d’autre chose, d’où l’aspect redondant de cette définition.

Par ailleurs, Basque voit dans les deux tâches que Heidegger assigne explicitement à sa phénoménologie dans Sein und Zeit, c’est-à-dire l’analytique du Dasein et la destruction de l’histoire de l’ontologie, la confirmation de sa thèse principale. En effet, comme elle le développe dans le second quart de son ouvrage, le recours même à une analytique existentiale serait la conséquence directe de ce que Heidegger conçoive le phénomène (et donc l’être) comme Schein, car cette analytique devra démontrer comment l’être du Dasein (et plus tard l’être lui-même) se montre au sein de la structure de son existence, alors même que cette existence en recouvre les traits propres. Semblablement, la phénoménologie heideggérienne devra affronter les recouvrements qui bloquent l’accès du Dasein à la question même de l’être, grâce à une destruction de l’histoire de l’ontologie. Or cette tâche de « destruction » répond aussi du phénomène comme Schein, nous dit Basque, car la phénoménologie devra se réapproprier les concepts même de l’ontologie qui, bien que donnés par la tradition, se donnent pourtant tel qu’ils ne sont pas, c’est-à-dire sous les traits de l’évident ou même du trivial. Et à ce titre, Basque verra en la réappropriation par Heidegger du concept de vérité, qui en déplacera le sens traditionnel d’adéquation à la chose vers celui d’ouverture existentiale du Dasein à son monde, l’exemple parfait d’un effort de destruction phénoménologique guidé par le principe du phénomène comme Schein.

C’est donc toute l’architectonique de Sein und Zeit qui découle du phénomène compris comme Schein, avance Basque. Or une telle position rend incontournable l’analyse des cours professés par Heidegger à Marbourg, lors de la genèse de Sein und Zeit. Consacrant ainsi la seconde moitié de son ouvrage à cette tâche, Basque décèle tout d’abord la présence de cette notion dès le cours du semestre d’hiver 1923–1924, intitulé Einführung in die phänomenologische Forschung, où Heidegger nous introduira à sa propre conception de la phénoménologie. C’est ainsi qu’à travers une analyse étymologique du terme « phenomenology » retournant à ses racines grecques (et surtout à Aristote), Heidegger conclura d’une part que certains phénomènes peuvent se donner dans l’obscurité, et d’autre part que le langage est toujours factice, c’est-à-dire toujours en rapport avec un monde qui tend lui-même à se dérober au regard du Dasein. La facticité du langage apparaîtra ainsi comme la source du faux, inscrite à même l’être du Dasein, et toute vérité devra nécessairement être conquise sur cette non-vérité constitutive du Dasein. Cette non-vérité constituerait d’ailleurs la raison pour laquelle Heidegger s’intéressera à la Rhétorique d’Aristote et au Sophiste de Platon dans les cours du semestre d’été 1924 et du semestre d’hiver 1924–25, en tant que textes portant spécifiquement sur le faux et l’apparence. La rhétorique émergera ainsi comme la forme originaire du logos chez le Dasein, c’est-à-dire comme l’explicitation du Dasein concret par lui-même qui, pour se saisir authentiquement, devra constamment affronter l’apparence (Schein) sous la forme de la doxa.

De son côté, le Sophiste retiendra l’intérêt de Heidegger en tant que traitement singulier de la question de l’être, en confrontation avec un étant concret (le sophiste) prétendant s’y connaître en toute chose alors que ce n’est pas véritablement le cas, donc se présentant précisément sous le mode du Schein. Ces deux textes soutiennent ainsi l’idée que l’être se montre même à travers le faux, donc tel qu’il n’est pas en lui-même. Tania Basque va ensuite porter son attention sur le cours d’hiver 1925–26 traitant de Kant. Or aux yeux de Heidegger, Kant se serait mû dans une véritable problématique phénoménologique en comprenant que le temps, bien que toujours donné conjointement aux étants à titre de condition de possibilité de leur expérience, ne pouvait apparaître de la même façon qu’eux. Autrement dit, Kant aurait pressenti que le temps se donne comme Schein. Heidegger se réappropriera cette découverte tout en modifiant le rôle joué par le temps en l’assignant à l’être du Dasein lui-même. Par ailleurs, cette différence de donation soulève la question de la différence ontologique, qui se retrouvera au cœur du cours de l’été 1926 traitant de la naissance de la philosophie. De ce cours, Basque retiendra que Heidegger y fait la démonstration que l’être, de la philosophie milésienne jusqu’à Aristote, ne fut jamais posé en exclusion de l’étant, mais toujours conjointement à ce dernier, au risque même d’être confondu avec lui. Aussi Basque conçoit-elle la différence ontologique à partir de la notion de Schein, en tant que différence entre l’explicite et l’implicite, plutôt qu’entre l’apparaître et l’inapparaître (comme le soutient l’interprétation courante).

Avec L’être et le phénomène, Tania Basque nous offre ainsi une interprétation tout à fait originale de la notion heideggérienne de phénomène, qui vient par ailleurs combler une certaine lacune à ce sujet au sein de la littérature secondaire. Les propos de son ouvrage sont clairs et son argumentation est à la fois étoffée, cohérente et convaincante. Remarquons toutefois la curieuse absence, à notre avis, d’une discussion sur les rapports entre le phénomène comme Schein et l’expérience fondamentale de l’angoisse, où l’être du Dasein apparaît justement dans le découvrement le plus total, c’est-à-dire en l’absence de toute structure d’apparence. Enfin, mentionnons que la conclusion de son ouvrage nous a laissé sur notre faim, car Basque ne fait qu’y résumer ses positions, sans discuter des implications plus globales de son interprétation pour la compréhension de la pensée de Heidegger, ou pour la phénoménologie en général. Or que devient la notion de Schein après Sein und Zeit ?     Affecte-elle encore la pensée de Heidegger suite au « Tournant », par exemple ? Cela dit, si Tania Basque n’a pas répondu à ces questions dans son premier ouvrage, elle aura clairement démontré qu’elle possède toutes les capacités pour le faire.