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Gilles Deleuze’s ABCs: The Folds of Friendships, by Charles J. Stivale. Baltimore: John Hopkins University Press, 2008; 180 pages. ISBN: 978-0801887239.

Compte rendu par Martin Lussier, Memorial University of Newfoundland. Publié dans Symposium 14:1 (2010).

Avec des affirmations telles que « Je n’ai rien à foutre avec les gens, rien du tout! » (Abécédaire, C comme culture), on pourrait être porté à croire que la pensée de Deleuze n’est pas une pensée de et produite par l’amitié. Et pourtant, au cœur de sa conception (et de celle de Guattari) de ce qu’est la philosophie, l’ami est toujours présent : la création de concept se produit dans l’entre deux, dans la distance qui à la fois relie et sépare les amis. L’amitié est ainsi la condition même de la pensée, qui a besoin d’intercesseurs pour se déployer. Comme pour Deleuze nous ne faisons de rencontres qu’avec un style, un charme, avec l’émission de signes, l’ami chez lui est l’image même de la singularité quelconque décrite par Giorgio Agamben (1990) : ce qui importe est sa manière, son surgissement, ses devenirs, non ses caractéristiques ou son essence. Quelles sont les multiplicités qui traversent les amis, ouvrant à de nouvelles rencontres et permettant à la création de concepts de se déployer dans toute sa force? Quelles trajectoires suivent ces nouvelles connections? Que fait l’amitié?

Dans Deleuze’s ABCs : The Folds of Friendship, Charles Stivale offre un voyage au sein des nombreuses rencontres et amitiés de Deleuze, donnant l’occasion à la fois d’introduire à la pensée du philosophe français et de témoigner pour sa grande créativité conceptuelle. Pour ce faire, il utilise comme document de base L’abécédaire de Gilles Deleuze, une entrevue télévisée de plus de huit heures accordée par Deleuze à son amie Claire Parnet, effectuée en 1988 et diffusée après sa mort. Trame de fond du parcours qu’il propose, Stivale connecte ce riche document audiovisuel à de nombreux autres écrits de Deleuze—produits seul ou avec d’autres—ainsi qu’à des concepts provenant d’autres points de la philosophie auxquels il fait écho. Deleuze soulignait lui-même que l’ami est un intercesseur, permettant d’entrer en mouvement, de devenir, en facilitant la création de nouvelles connections entre des idées. La stratégie privilégiée par Stivale semble faire en quelque sorte écho à cette conception en utilisant certains passages de L’abécédaire comme mots de passe permettant de déployer une constellation de résonnances et de rencontres. Par exemple, utilisant des citations parfois peu ou pas marquées comme telles par Deleuze lui-même, Stivale délie le fil des rencontres ayant nourrie la pensée du philosophe français, ou desquelles d’autres amitiés sont nées. Par le biais d’un processus hybride croisant analyse (inter)textuelle et travail pédagogique, il offre une visite de la pensée deleuzienne en suivant des routes moins fréquentées et, du coup, donne un point de vue rafraichissant sur les relations et concepts marquants du philosophe français.

Stivale divise son livre en deux parties, mettant respectivement l’emphase sur les conceptions transversales de l’amitié nourries par L’abécédaire et sur des relations d’amitié particulières de Deleuze. La première partie débute par la conclusion de l’entretien qu’ont Deleuze et Parnet : le zigzag. Pour Deleuze, celui-ci met en contact des amas de singularités et permet du coup à l’étincelle créative de se produire. De cette façon, Stivale montre comment la créativité, ou la philosophie pour Deleuze, ne peut se produire que dans l’entre-deux, dans la rencontre. Il présente le zigzag comme le coup de fouet faisant émerger du chaos une idée, en science, en art et en philosophie—tous préoccupés par une forme ou une autre de création. Dans le parcours sinueux du zigzag se constitue ce que Stivale appelle le pli de l’amitié : l’amitié en tant qu’individuation « …at once singular and collective, that can reveal the actualization of the fold precisely in movements of becomings ». (15) Le zigzag ouvre un espace de créativité dans les connexions qu’il produit : « The zigzag, then, constitutes the fundamental encounter of the ‘in-between’ of the fold that is the juxtaposition of thought and unthought, art and life, affect and the brain, and the friendship conjoined to creativity ». (32) Stivale utilise les indices de la relation professeur/étudiante entre Deleuze et Parnet qui parsèment L’abécédaire, ainsi que les commentaires du premier portant sur son rôle de professeur, pour développer la relation entre l’amitié et la pédagogie du concept. Pour Deleuze, la pédagogie du concept n’implique pas de tracer un calque à reproduire, mais de faire avec les étudiants. Comme le souligne Stivale, alors la pédagogie ne vise pas la reproduction du même, mais l’entre-deux ouvrant lui-même sur la création. Plutôt que d’entraîner les étudiants au cœur d’une « école » de pensée—ce que Deleuze reproche à la philosophie pragmatique de Wittgenstein – la pédagogie du concept implique que dans la rencontre, professeur et étudiant deviennent créateurs en chargeant les concepts de nouvelles questions, en les inscrivant dans de nouveaux mouvements et réseaux de relations. Stivale présente contre « l’école » de pensée, l’enseignement comme une forme d’amitié en soulignant que le rôle du professeur est plus de l’ordre de l’intercesseur que du Maître : « The pedagogy of concept, then, is not one that need force us into too stratified regimes, or schools of thought, but rather toward fluid movements, supple engagements and encounters, expérimentations and openness to becoming passage ». (45) En connectant cette conception de la relation professeur/étudiant avec l’importance du charme pour Deleuze, Stivale souligne que cette rencontre ne se fait pas avec une personne, mais avec une émission de signes et surtout un style. Pour Deleuze, ce ne sont pas des personnes que nous rencontrons, mais le style qui les anime et qui en émane. Mais ce style est en lui-même un devenir, le devenir-langage d’une Idée littéraire—ou d’autres champs d’expérience. Situé au cœur de la rencontre amicale, le style participe à la création de concept. Les trajectoires qui se rencontrent ne sont pas que « contenus », elles sont également courbes et élégance, charme et style, qui participent de la connexion créative. D’une certaine façon, le style est ce qui fait l’idée—et la personne qu’elle exprime, ce qui la traverse et l’individualise.

La deuxième partie de Gilles Deleuze’s ABCs met de l’avant un intéressant jeu entre le personnel et l’impersonnel. Il y dessine une constellation de relations à la configuration changeante : s’intéressant à certaines relations d’amitié spécifiques impliquant Deleuze, Stivale met en lumière la façon dont le personnel peut donner place au commun, au non-individuel, au quelconque. Stivale amorce cette partie en traçant le parcours sinueux des rencontres entre Derrida, Foucault et Deleuze et de leurs rapports (conceptuels) parfois délicats. En décrivant Maurice Blanchot et ses écrits sur l’amitié comme un intercesseur, il met en lumière les points de convergence et de divergence entre ces trois figures importantes de la philosophie continentale. Proposant une approche transversale, Stivale montre le rapport qui s’établit entre eux par paires—Deleuze/Foucault, Derrida/Foucault et Derrida/Deleuze—en utilisant leur rapport à la pensée de Blanchot comme ce qui rend opératoire leur rencontre et, du coup, leur amitié. À ce jeu de relations à trois (ou quatre), Stivale ajoute la relation entre Deleuze et Parnet, telle qu’elle se déploie dans Dialogues et dans L’abécédaire. Elle devient l’occasion de présenter des stratégies pour devenir-imperceptible en mettant de l’avant la multiplicité et ce que Stivale qualifie de « post-identity » dans le style d’écriture. Ne pas écrire « ensemble », mais écrire entre les deux, d’une écriture qui n’appartient en propre ni à l’un ni à l’autre. Mais ce devenir est capté par les positions arrêtées professeur/étudiant et la relation qu’elles induisent : « …despite the apparent search for authorial multiplicity and imperceptibility, Dialogues and L’abécédaire are at once a series of pedagogical exercises and extensive manifestations of friendship relying more on the individual, teacher-student, or interpersonal relationship than on a free-floating agency and inarticulate mode of dialogic rapport ». (95) Tout de même, la rencontre Deleuze (et Guattari)/Parnet donne lieu à une expérience d’écriture produisant non pas l’expression de cet auteur, mais la tension vers un auteur quelconque, impersonnel. Avec la relation Deleuze/Foucault, Stivale présente une rencontre dont les traces peuvent être filées dans un dessin—« Le diagramme de Foucault »—se trouvant à la fin du livre que consacre Deleuze à son contemporain. En utilisant ce dessin comme ancrage, Stivale réussit à présenter une amitié qui n’est pas (uniquement) affaire biographique, mais affaire d’idées. Il utilise le dehors—en passant par le diagramme, notamment—et la résistance—à l’aide des transformations dans les rééditions des textes du philosophe à propos de son ami—comme deux points pour créer une rencontre entre les travaux de Deleuze et de Foucault. Comme toute amitié, celle-ci implique des notes en harmonies et d’autres un peu plus discordantes, produisant de nouvelles possibilités pour la pensée.

Dans L’abécédaire, Deleuze souligne l’importance de l’article indéfini pour décrire la place de l’enfance dans le geste d’écriture. Décriant l’utilisation par certains auteurs de leur enfance personnelle, « leur petite affaire à eux », dans leur écriture, Deleuze affirme la nécessité de comprendre l’enfance comme multiplicités « …l’article indéfini, c’est une richesse extrême »  (E comme Enfance). Ce rôle de l’article indéfini et de l’impersonnel résonne de façon particulière dans le dernier chapitre de Gilles Deleuze’s ABCs. En passant les thèmes de la plainte et du rire, tels qu’ils se manifestent et sont abordés dans L’abécédaire, Stivale présente l’amitié comme ce qui ouvre la possibilité de tendre vers une vie, non pas sa vie personnelle, mais une vie quelconque : non marquée, non subjectivée, non hiérarchisée, non caractérisée, etc. Transformer le personnel en impersonnel demande beaucoup de travail : il faut penser en termes d’événements, s’éloigner de la molarité, déployer des efforts considérables pour devenir-imperceptible. C’est dans l’entre-deux de la rencontre que Stivale situe cette possibilité, celle qui pave la voie à la résistance et à la ligne de fuite.

Stivale a réussi à faire de Deleuze’s ABCs un livre qui est à la fois accessible pour les non initiés, en présentant certaines des notions-clés de la pensée deleuzienne de façon originale, et excitante pour les autres, en produisant des connections nouvelles et créatrices. Il ne s’agit pas d’une lecture de L’abécédaire, mais d’une production utilisant ce document audiovisuel comme point de départ pour saisir certains concepts et les transformer quelque peu, sous la bannière de l’amitié. Faisant sienne la stratégie du zigzag, Stivale connecte différents écrits de Deleuze et d’autres penseurs qui lui sont associés par le biais de la question « What can friendship do? » (xiii), tout en la mettant en pratique : créer des rencontres, ouvrir des possibilités pour la pensée, s’attarder aux multiples singularités qui se regroupent sous l’appellation « Deleuze ».